Every move has a purpose [PV Darius]

Les yeux de Hugh se posèrent sur l'échiquier, avant qu'il ne lève le regard, observant Darius avec une certaine intensité.

Depuis cette soirée décisive où Hugh avait dû prendre conscience malgré lui du secret de son "ami" du club d'échecs (il réfléchissait toujours à la nature de leur relation, plus particulièrement en raison de son vécu récent), le bio-informaticien avait évité soigneusement le sujet qui fâchait, l'éléphant dans la pièce.

Il lui avait déjà été difficile de se convaincre de se rendre à la session prochaine du club d'échecs après ce qui s'était passé, et de partager une partie, puis plusieurs, avec Darius. Aborder le point critique lui paraissait au-dessus de ses forces. Et, plus encore que cela, il craignait le genre de pensées auxquelles cette entrevue imprévue avec Darius avait donné naissance.

Eviter le problème, c'était le plus simple. Prétendre que tout allait bien. Qu'ils étaient toujours les deux amis du club d'échecs, comme si tous deux n'étaient pas douloureusement conscients de ce qui les séparait tout autant que de ce qui les réunissait. Mais cela ne pouvait pas durer éternellement, en particulier avec les doutes auxquels Hugh ne parvenait pas à échapper, malgré tous ses efforts.

Aujourd'hui ou jamais. Hugh avait pesé le pour et le contre de sa décision durant l'entièreté de leur session, tout en réunissant assez de concentration pour leurs jeux et en échangeant les banalités les plus plates avec son "ami", grâce à sa capacité de multi-focus. Et il avait finalement pris sa décision.

En un coup, Hugh pouvait mettre fin à leur partie, et ils seraient alors libres de partir, les horaires de leur club étant légèrement dépassés. Pourtant, au lieu de gagner cette partie (comme bien d'autres auparavant), Hugh déplaça un pion, rebattant entièrement les cartes de ce qui aurait dû être une victoire évidente.

"On dirait qu'il va falloir rester un peu plus longtemps."

Sur ces paroles cryptiques, Hugh se leva pour aller s'entretenir avec l'organisateur de leur club. Ce n'était pas la première fois que l'une de ses parties se prolongeait au-delà des horaires, et l'organisateur, conscient des particularités de l'homme, avait convenu d'un arrangement avec lui pour lui permettre de rester au-delà de leurs horaires imposés.

Hugh lui déposerait les clés sur le chemin du retour, comme il l'avait fait autrefois. Le bio-informaticien détestait l'idée de partir avec une sensation d'inachevé, un stress dont il devrait toutefois s'accommoder aujourd'hui, car leur partie qui s'éternisait ne faisait pas partie de leurs priorités. Non, si Hugh s'était arrangé pour qu'ils restent seuls, Darius et lui, c'était pour parler.

Hugh retourna s'asseoir en face de Darius, ses doigts s'emparant d'un pion précédemment perdu pour jouer nerveusement avec, occupant ses mains comme il le pouvait. Il vérifia d'un regard rapide que le lieu de rendez-vous de leur club avait été déserté, l'organisateur les saluant sur le départ, avant de reporter son attention sur Darius, déclarant sans préambule :

"Je pense que c'est le moment de parler. A cœur ouvert."

Hugh ne savait pas par où commencer. Il avait des questions, toutes sortes de questions, et il se doutait que Darius en avait également pour lui, depuis leur dernière conversation franche. Il commença par le sujet qui le perturbait le moins, afin de se préparer pour la discussion plus problématique :

"Ce jour-là, vous m'avez mordu. Et vous avez su instantanément pour la puce. A ce moment précis, j'étais trop surpris pour réfléchir proprement à la situation, mais j'ai beaucoup repensé à cette soirée-là. A nos interactions."

Elles les avaient littéralement obsédées, les passant et les repassant dans sa tête malgré lui, le sujet le tourmentant continuellement d'une manière à laquelle il n'était clairement pas habitué.

Le quotidien de Hugh était fait de certitudes bien ancrées, et sa loyauté indéniable envers Trask Industries était l'une d'entre elles. Mais il n'avait pas dénoncé Darius. Au nom de leur amitié. Et les implications de ce choix le hantaient depuis...

Hugh jeta à nouveau un œil autour de lui, avant de reprendre d'une voix un peu plus basse :

"Je suppose que c'est lié à votre mutation ? Je n'ai pas eu l'occasion de vous décrire la mienne avec l'éloquence qui m'est généralement habituelle. Je dispose d'une mémoire extrêmement avancée, presque eidétique. Je suis également en mesure de me focaliser équitablement sur plusieurs tâches à la fois, sans perte de connaissance. Oh, et..."

Hugh eut une grimace, toujours aussi peu enclin à accepter cette évolution de sa mutation :

"Je peux lire très vite. Extrêmement vite. Ce sont des capacités discrètes, elles ont donc été détectées très tardivement. Mais les choses sont probablement différentes pour vous ? Les mutants que j'ai rencontré ont généralement pris conscience de leur propre nature bien avant que je ne le fasse. C'est... C'est encore un ajustement à ce jour."

Cela faisait presque quatre ans depuis que la mutation de Hugh avait été découverte. Quatre années, cela pouvait paraître long, mais Hugh avait l'impression que ce bouleversement datait d'hier.

Entre ce changement brusque et la mort de sa mère, liée aux attentats de Trask Industries, Hugh avait eu beaucoup à assimiler en très peu de temps. Ce qui contribuait certainement à la sensation de déséquilibre permanent dont Hugh avait l'impression d'être affligé depuis tout ce temps...

Les semaines puis les mois avaient passé depuis la visite de Darius dans la cour arrière de Hugh. Cette rencontre avait laissé les deux mutants dans un état de choc pour deux raisons complètement différentes ; et bien que Darius fût convaincu que Hugh n’était pas à sa place au sein de Trask Industries, il prenait son mal en patience tandis qu’il se concentrait sur les parties d’échec contre son meilleur – et pire – adversaire. Le Sinclair avait promis de ne pas réaborder le sujet jusqu’à ce que Reid en décide autrement, et sa parole était sacrée. Il continuait donc de se présenter au club en faisant comme si de rien n’était. Parfois, lorsqu’il observait Hugh plutôt que l’échiquier sous ses yeux, Darius avait l’impression que les tics nerveux du scientifique annonçaient son désir et son hésitation à parler de ce qui s’était passé en mai — mais peut-être était-ce seulement les attentes du vampire qui accordaient à Hugh des intentions imaginaires.

Comme d’habitude, Hugh s’apprêtait à remporter la partie. S’il y avait des moments où Darius arrivait à surprendre son partenaire par des enchaînements dignes des maîtres d’échecs (qu’il avait mémorisés durant ses lectures), Hugh avait toujours de quoi rebondir et reprendre l’avantage. Il en était ainsi depuis leur premier match huit ans plus tôt. Le fait que Darius réagissait avec étonnement ou agacement lorsqu’il était sur le point de perdre relevait plus de la tradition que de la véritable surprise — un peu comme une autre sorte de routine. Routine qui fût soudainement brisée lorsque Hugh décida de ne pas sauter sur le roi opposé.

Darius dévisagea son ami. Que faites-vous, Hughie ? Ils avaient déjà dépassé le temps qui leur était alloué et ce n’était pas le genre de Reid de manquer une victoire évidente. L’incompréhension se transforma rapidement en intérêt particulier quand Hugh suggéra qu’ils restent ici plus longtemps. “Je me disais bien que c'était trop beau pour être vrai,” commenta Darius avec un petit sourire au coin des lèvres. Bien sûr que l’autre savait ce qu’il faisait ; l’inverse l’aurait plutôt inquiété.

Intrigué, Darius attendit que le mutant revienne s’asseoir. Un moment de silence prit place entre eux tandis que les autres membres du club quittèrent progressivement les lieux. Puis Hugh déballa enfin ce qu’il retenait derrière ses lèvres depuis probablement trop longtemps.

“Je vois,” répondit Darius en venant s’adosser sur sa chaise, les bras croisés, le regard amusé. Après tout ce temps, il avait fini par se demander si Hughie oserait un jour briser la glace et il était ravi de constater qu’il faisait un pas de plus vers la bonne direction. Ce n’était peut-être pas un gros pas, mais quand même.

Darius aussi avait beaucoup repensé à leur interaction. C’était à la fois ambitieux, imprudent et particulièrement grossier de s’en être pris de la sorte à son ami de longue date. Cela ne ressemblait pas au Sinclair habituel, si prudent et bienveillant envers ses proches. Mais le désespoir et le sentiment d'urgence le poussaient parfois à faire des choses qu’il aurait préféré éviter en temps normal. Dans ce cas-ci, par contre, il ne pouvait pas vraiment dire s’il regrettait ce qui s’était passé. Sans avoir mordu Hugh, il n’aurait probablement jamais connu sa situation. Et Darius ne pouvait s’empêcher de vouloir le sauver de ce qu’il percevait être un danger, même si Hugh ne le voyait pas ainsi.

Il acquiesça aux paroles de Hugh. “Oui, ma mutation me permet de creuser dans votre tête… en échange de quelques gouttes de sang.” Ou plusieurs. La quantité de sang absorbée déterminait l’ampleur de ce que Dracula pouvait récolter comme information. “J’ai tout de suite su pour la puce, et pour le fait que vous soyez un mutant, même si je n’étais pas certain de vos capacités.” Il n’élabora pas davantage sur son gène vampirique pour le moment, soucieux de ce que Hugh pouvait retenir contre lui si leur relation venait à se renverser. Il écouta plutôt Hugh lui raconter les détails de son pouvoir à lui.

“Cela explique-t-il mon incapacité absolue à vous battre aux échecs ?” demanda-t-il avec une pointe d’ironie dans la voix. En rétrospective, Darius aurait pu s’en douter, mais le club d'échecs était l’un des endroits où il cessait momentanément de se méfier de ceux qu’il côtoyait.

Reprenant ensuite son sérieux, il répondit à la question de son ami avec aisance pour lui montrer qu’il était encore son allié.

“Pour ma part, j’ai sû à l’âge de 16 ans. J’admets que la plupart des mutants que je connais ont découvert leur mutation vers l’adolescence, mais c’est aussi parce que plusieurs mutations se manifestent de façon évidente. Comme vous le dites, la vôtre est très discrète.”

Darius se rapprocha à nouveau de la table pour bouger un pion et éliminer une pièce adverse.

“Mais comme n’importe qui peut apprendre à jouer aux échecs peu importe leur âge, vous pouvez apprendre à vivre en harmonie avec votre nature et l’étiquette qui y est associée. Et comme tout joueur peut faire appel à un maître pour faciliter son apprentissage… Il existe des mutants prêts à vous aider dans le vôtre.”

Il plongea un regard lourd de sens dans celui de Hugh.

“Nous sommes peut-être des citoyens de seconde classe selon le gouvernement et votre employeur, mais vous devez comprendre que nous ne sommes pas les monstres qu’ils aiment dépeindre au grand public.”

Du moins, c'était ce que Darius aimait croire lorsqu'il faisait tout en son pouvoir pour aider les siens tout en s'efforçant de se montrer plus noble que ses ennemis.

Hugh souffla un petit "Oh." lorsque Darius expliqua la nature de sa mutation. Ses doigts allèrent instinctivement effleurer la chair sur laquelle les dents du mutant s'étaient refermées, la caressant par réflexe. Plus aucune marque à ce jour, mais Hugh se rappelait exactement de l'endroit qui avait été mordu et de la sensation, aussi brève avait-elle pu être. Il eut un léger frisson à ce souvenir, se balançant doucement sur sa chaise pour chasser cette pensée et se relaxer, soufflant d'une voix songeuse :

"C'est pour cela que vous m'avez lâché. Parce que vous avez découvert ma mutation. Si..."

Hugh se racla la gorge, mal à l'aise avec la question qu'il s'apprêtait à poser, et pas certain de vouloir connaître la réponse :

"Si vous n'aviez pas découvert cela, est-ce que vous auriez continué à boire mon sang jusqu'à... jusqu'à... ?"

Hugh ne parvint pas à aller au bout de ses propos, incertain de ce qui l'attendait. Si Darius admettait qu'il n'aurait pas hésité à le tuer si nécessaire, ce serait un autre coup au cœur pour Hugh, après tout ce qui s'était passé avec Zayn auparavant. Mais s'il lui en disait autrement, le bio-informaticien n'était pas certain de pouvoir le croire. Dans un sens comme dans l'autre, sa faible estime de lui-même le pousserait à se torturer, et à n'accepter que la pire possibilité.

Se fixant sur cette idée, Hugh ne perçut pas l'humour dans la remarque de Darius, et haussa les épaules à sa question, recommençant à jouer avec un pion, le regard fixé sur leur plateau pour éviter de croiser les yeux de son "ami" :

"Vous en êtes capable, vous l'avez déjà fait plusieurs fois. J'ai mémorisé des stratégies spécifiques et des parties de grands maîtres. Je suppose que cela m'a aidé, oui. Est-ce de la triche ?"

Hugh n'avait pas l'impression de tricher. Il se contentait d'utiliser ses atouts, une excellente mémoire, ce que d'autres avant lui avaient également fait, à un tout autre niveau. Hugh était bon aux échecs, mais il n'avait rien d'un maître, en particulier lorsqu'il était soumis à un timer pour décider de ses coups.

S'il était persuadé qu'une certaine stratégie était utilisée, il pouvait aussi manquer des coups évidents, en se focalisant sur ce qui, à ses yeux, était supposé se passer. Darius l'avait eu à son propre jeu plusieurs fois, en agissant en-dehors des sentiers battus...

Hugh accorda sa pleine attention à Darius lorsque ce dernier se confia sur l'époque où il avait découvert sa mutation, tant et si bien qu'il faillit rester l'instant où son "ami" avait décidé de reprendre le jeu et d'éliminer une de ses pièces.

Hugh bougea un cavalier sans conviction, se focalisant autant qu'il le pouvait sur Darius et le sujet de leur conversation. C'était beaucoup trop important pour qu'il se laisse distraire par un quelconque jeu, même s'il s'agissait de leur partie d'échecs. Il ne voulait pas risquer de manquer quelque chose d'essentiel par mégarde...

Darius alla chercher son regard, mais Hugh l'évita obstinément, déboussolé par le contact visuel, en particulier lorsqu'il se faisait intense. Le mutant cessa de jouer avec sa pièce d'échiquier pour triturer ses propres cheveux, tirant légèrement sur dessus, considérant les paroles de Darius pendant un instant, avant d'admettre d'une voix résignée :

"Ils n'auront pas la patience pour moi. Ces mutants dont vous parlez. Mon propre frère n'en a jamais été capable, pourquoi cela serait-il différent, venant de la part de parfaits étrangers ?"

L'estime de Hugh ne s'était pas améliorée depuis cette rencontre décisive qui avait tout changé entre eux deux. Il semblait même qu'elle se soit légèrement empirée, entre déceptions, réalisations et désespoir d'être aimé sans parvenir à trouver l'amour derrière lequel il courait. Il pensait sincèrement qu'aucun mutant n'aurait le désir ni la patience de lui apprendre à gérer sa mutation, et qu'il finirait systématiquement abandonné. Idée qu'il ne pouvait pas supporter.

Le choix des mots employés par Darius était intéressant. Il semblait penser que Hugh considérait les mutants comme des monstres, comme, il était vrai, ils l'étaient souvent dépeints. Ce n'était malgré tout pas le cas, et Hugh s'empressa donc de le démentir, cessant de triturer ses pauvres cheveux pour joindre ses mains et les tordre doucement, enchaînant ces gestes qui l'aidaient à se détendre et à rassembler ses pensées :

"Je ne crois pas que les mutants soient des monstres. Je ne vois simplement pas l'intérêt de changer ce qui est actuellement mis en place. C'est un système clair et simple, qu'il m'est généralement facile de respecter. Des règles à suivre, sous peine de sanction. Cela m'est... familier."

Ce n'était pas si différent des thérapies auxquels il avait été soumis dès son plus jeune âge. Hugh était si habitué au bâton qui le battait qu'il ne réalisait même plus en souffrir à présent. Mais il lui était difficile d'imaginer une alternative sans cette douleur lancinante qui faisait partie de son quotidien...

"Tout changement implique une forme de chaos. Je ne sais que faire du chaos. Ma vie a changé du tout au tout en l'espace d'un instant, lorsque ma mutation a été découverte, et je ne sais pas si je pourrais un jour retrouver le calme de ma vie d'autrefois, régie par une routine bien ancrée."

Hugh fronça des sourcils, marmonnant quelques mots inintelligibles, avant de reprendre d'une voix bien plus claire :

"Non, ma vie avait déjà basculé avant cela. Quand... Quand j'ai appris la mort de ma mère, dans les attentats des laboratoires de Trask Industries."

La gorge de Hugh se serra à cette pensée. Il n'avait toujours pas fait le deuil, comme sa soeur et son frère avaient pu le faire. Sa mère était tout pour lui. Elle avait été là pour lui quand personne d'autre ne l'était, l'avait aidé à trouver un travail, et elle avait toujours cru en lui. L'aurait-elle toujours aimé autant, si elle avati su qu'il était un mutant ?

Hugh se mordit la lèvre inférieure, chassant comme il le pouvait cette idée désagréable. Il devait le croire. Parce qu'il aimait sa mère, et qu'elle l'aimait. C'était sa seule véritable certitude, dans un monde rempli de questions et d'interrogations, généralement sans réponses.

"J'ai accepté ce qu'impliquait d'être un mutant, particulièrement au service de Trask Industries. Je fais ce que l'on attend de moi. Et cela me permet d'éviter les ennuis. Si tout le monde agissait ainsi, il n'y aurait pas de problèmes."

Hugh n'était pas lui-même convaincu par ce qu'il disait. Il ne faisait pas entièrement ce que l'on attendait de lui. Ou il n'aurait pas dissimulé sa rencontre avec Darius, ainsi que la nature de son ami. Il ne serait pas non plus en train de discuter avec lui, s'il était entièrement persuadé de ce qu'il tentait d'affirmer avec conviction. Le doute était là. Persistant. Subsistant. Et Hugh n'aimait pas cela.

"Vous pourriez juste respecter les règles."

C'était plus facile d'être buté. De se réfugier derrière les idées toutes faites qu'on lui avait fourré dans le crâne. Même si elles ne s'accordaient pas avec ce que Hugh pensait réellement. Avec ce qu'il commençait à découvrir du monde et de lui-même...

La question que Hugh posa lorsque Darius confirma ce que sa mutation lui avait permis de découvrir laissa le vampire perplexe l’espace d'une seconde. Sourcil levé, il attendit que son compère termine sa phrase mais celle-ci finit par rester en suspens. “... jusqu'à vous tuer ?” compléta Darius afin de ne pas laisser d’ambiguïté dans leur conversation. La nervosité de Hugh semblait refaire surface devant l’assurance de Dracula et sa capacité à parler de ce genre de choses comme s'il ne s’agissait que de banalités. Secouant finalement la tête de gauche à droite, Darius répondit, “Bien sûr que non, Hughie. Je ne me promène pas avec l’intention de tuer qui que ce soit, soyez-en rassurés…” Certains mutants tombaient dans l’extrémisme et c'était précisément ceux-là que la population craignait. Mais Darius se considérait au-dessus de tout ça. “Même si je n’avais pas su pour votre secret, je ne serais pas resté plus de quelques secondes. La différence est que vous n'auriez jamais su que c'était moi.” C’était exactement ce qui s'était passé avec les autres employés lambdas que le vampire avait approchés pour les mêmes raisons. En allant jusqu’à partager ces détails en toute honnêteté, Darius se disait que Hugh serait plus enclin à lui accorder sa confiance.

Se pinçant les lèvres, le Sinclair se perdit un instant dans une réflexion tandis que son regard descendait vers le jeu sur la table. “D’accord,” admit-il ensuite, “veuillez pardonner ma mauvaise foi — c’est vrai qu’il m’arrive de remporter la manche.” Même si le commentaire précédent relevait plutôt de la plaisanterie, il arrivait que Hugh ne capte pas le sarcasme de Darius, mais ce dernier ne s’en offusquait pas. Il se contentait de suivre le train de pensée de Hugh sans la moindre résistance, car c’était important pour Darius que Hugh se sentit à l’aise de lui parler. “Je ne voulais pas insinuer que vous trichiez. D’ailleurs, ce n’est pas de la triche d’exploiter votre talent.” Plusieurs mutations pouvaient être perçues comme un talent spécial et la super-intelligence de Hugh en faisait partie aux yeux du vampire.

Darius continuait de faire bouger ses pions pour occuper son attention visuelle ; autrement, il ne pouvait s’empêcher de chercher le regard de Hugh qui était visiblement mal à l’aise. L’attention du Sinclair demeurait toutefois principalement sur les paroles de son partenaire.

“Je ne faisais pas référence à de parfaits étrangers.” Il marqua une pause, mais réalisa rapidement qu’il devait aller au bout de sa pensée. “J’aime penser que je possède une certaine maîtrise de ma mutation… et que Patience est mon deuxième prénom,” ajouta-t-il en souriant. Darius se doutait qu’avec sa propre mutation et plus de dix ans consacrées à aider les autres mutants, il n’avait rien de comparable au frère de Hugh. “Comme je vous l’ai dit la dernière fois, j’aimerais pouvoir vous aider, Hughie, ne serait-ce que pour vous permettre de mieux vous ajuster à votre nature. Mais comme je vous l’ai aussi promis, je respecterai votre décision quelle qu’elle soit.” À vrai dire, il n’avait pas le choix s’il ne voulait pas que Hugh le dénonce au sein de Trask Industries. C’était le deal caché, le compromis qui permettait à Darius de ne pas considérer Hugh comme un ennemi.

Il écouta avec intérêt lorsque Hugh le démenti sur la croyance que les mutants étaient des monstres et lui fit part de ses propres convictions accompagnées de leur origine. “Je suis désolé pour votre mère.” C’était intéressant — même s’ils se voyaient au club d’échecs depuis des années, c’était la première fois que Darius avait véritablement l’impression d’apprendre à connaître Hugh. Il décida alors de faire en sorte que le sentiment fût réciproque.

“Vous savez, je suis aussi un grand fan des règles, des conventions, de l’ordre en général. Comme pour vous, cela me permet de me stabiliser dans ce monde plutôt chaotique, je l’admets.” Le maintien des apparences, son obsession pour les bonnes manières, son intolérance à la saleté, son incapacité à refuser d’aider une personne en détresse — cela faisait en quelque sorte partie de son propre système. Un système auquel Dracula s’était accroché lorsqu’il avait voulu se défaire des horreurs de son passé, et duquel il ne s’était plus détaché depuis. “Mais les règles auxquelles j’adhère aujourd’hui sont différentes de celles auxquelles j’adhérais jadis.”

Le regard se perdant dans le vide, il se mit à raconter une partie de sa propre histoire pour expliquer ce qu’il voulait dire. “J’ai eu plusieurs bouleversements dans ma vie, le premier étant la découverte de mon gène. Si je peux le contrôler aujourd’hui, c’était loin d’être le cas au départ, et malheureusement, j’entre dans la catégorie de ceux qui ont fait des ravages à cause de ce manque de contrôle.” Cela avait marqué le point de départ d'une longue suite d’événements tragiques et douloureux qu’il préféra omettre pour le moment. “À un moment, j’ai rencontré une femme — ou plutôt, c’est elle qui est venue à moi. Elle est devenue mon pilier, mon point de repère dans tout ce chaos ; elle m’a présenté des règles à suivre et je les suivais sans poser de question. Parce que cela me faisait sentir stable, en contrôle. Mais ces règles n’étaient pas les bonnes.” Et là était le piège dans lequel il était tombé de plain-pied. Car il avait passé quatre ans de sa vie à suivre des règles qui avaient fait de lui un monstre alors que son cheminement aurait pu être différent, si seulement il l’avait réalisé plus tôt. “Au final… parce que j'ai fait ce qu'on attendait de moi, plusieurs personnes ont souffert ou perdu la vie inutilement.” Malgré son empathie, Darius ne pouvait se montrer d’accord avec l’affirmation de Hugh. “Ne diriez-vous pas que c’est un problème ?”  

Darius osait prononcer ce que Hugh lui-même ne pouvait formuler. Le bio-informaticien ne put s'empêcher de se hérisser lorsque son "ami" compléta ses propos, sans la moindre difficulté, comme s'ils étaient tous deux en train de discuter du sujet le plus mondain imaginable. Est-ce que Darius l'aurait tué, s'il avait été humain ? S'il n'avait pas découvert la mutation de Hugh ?

Non, affirma-t-il, comme une évidence. Darius Sinclair ne l'aurait pas tué, mais Hugh n'aurait jamais su ce qu'il lui avait fait. Darius aurait fouillé sa mémoire, et serait parti, sans que Hugh ne sache jamais à quel point son intimité avait été violée et sa confiance trahie. Hugh n'était pas vraiment certain d'apprécier davantage cette alternative. Ce qu'il exprima sans détour, son regard se plantant brièvement dans celui de Darius, avant de s'en détourner tout aussi vite :

"Et... Et vous auriez simplement fait comme si de rien n'était ? Nous nous serions revus au club d'échecs, encore et encore, et j'aurais tout ignoré de cela, pendant que vous... vous auriez eu accès à ma mémoire. A des choses que je n'ai pas consenti à partager. Et vous l'auriez peut-être refait, encore et encore,  alors que je continuerais à penser que notre relation n'a pas évoluée, que nous étions toujours sur un pied d'égalité. C'est... C'est..."

Hugh n'avait pas les mots. Mais il n'appréciait définitivement pas l'idée, et avait tenu à l'exprimer à Darius. Seule sa mutation l'avait sauvé de l'ignorance, et lui avait permis de comprendre le traitement qui lui était réservé et ce qu'il impliquait. Comment pouvait-il être sûr que Darius ne s'en prendrait pas à nouveau à lui ? Qu'il ne chercherait pas dans sa mémoire des informations que Hugh ne souhaitait pas lui fournir ? Il l'avait fait une fois. Pourquoi pas deux ?

Malgré tout cela, Hugh voulait croire en Darius. Il souhaitait conserver leur relation intacte, incapable de supporter une autre rupture, une énième déception. Et pour cela, il devait essayer de comprendre. D'accepter. de pardonner. Ce n'était pas aisé, mais... n'était-ce pas ce que les amis faisaient l'un pour l'autre ? Tout le monde avait le droit à l'erreur, n'est-ce pas ?

Hugh ne s'était donc pas attardé davantage sur le sujet, hochant la tête d'un air incertain lorsque Darius lui fit savoir qu'il ne considérait pas sa mutation comme une tricherie. S'il venait un jour à participer à un tournoi officiel (ce qu'il ne ferait jamais), Hugh savait que cette opinion ne serait pas partagée. Et même si ses talents ne faisaient pas de lui un joueur infaillible, ils lui facilitaient définitivement la victoire. Une tricherie, donc. Hugh aurait le temps d'être amer à ce sujet plus tard...

Pour l'instant, Hugh s'efforçait surtout de comprendre ce que Darius lui proposait, bougeant ses pions sans y accorder trop de réflexion, bien trop préoccupé par leur sujet de conversation. Il analysa un à un les mots de son "ami", après lui avoir confié qu'il doutait que des parfaits étrangers auraient la patience de l'aider après sa mutation. Ce fut d'une voix emplie de doute qu'il finit par déclarer, pas totalement convaincu qu'il ait pleinement compris ce que Darius lui proposait :

"Vous... Vous voulez m'enseigner la maîtrise de ma mutation ? Vous ?"

Hugh ignorait ce que Darius pourrait bien lui apprendre. Leurs mutations étaient aussi différentes que le jour et la nuit, et Hugh avait vécu si longtemps dans l'ignorance de sa nature qu'il n'était pas même certain de savoir où sa personnalité commençait et où ses talents finissaient. Darius pourrait-il vraiment faire quoi que ce soit pour lui ? L'aider d'une quelconque façon ? Ou réaliserait-il lui aussi que Hugh était une cause perdue ?

"Pourquoi ? Vous... Comment avez-vous l'intention de m'aider ? Est-ce que vous pouvez seulement faire quelque chose pour moi ?"

La voix de Hugh s'était brisée sur les derniers mots qu'il avait prononcés, et le bio-informaticien se racla la gorge, mal à l'aise avec cette expression de vulnérabilité qu'il n'avait pas cherché à faire ressortir. Il n'y avait pas de désespoir dans ses propos, Hugh se refusait à l'admettre. Il faisait de son mieux pour gérer sa mutation. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était rester dans les rangs, et accepter les règles qui lui étaient imposées. C'était sa seule manière possible de continuer à vivre dans ce semblant de routine qu'il persistait à maintenir, en dépit de tout ce qui avait changé...

Comme la mort de sa mère. Darius s'excusa lorsque Hugh se confessa à ce sujet, comme s'il y pouvait quoi que ce soit, comme s'il en était responsable. Il ne l'était pas. Sa mère était morte dans les attentats des laboratoires Trask, comme bien d'autres avec elle. Et c'était un déchirement constant avec lequel il devait apprendre à vivre, car s'il y avait bien une injustice en ce monde face à laquelle Hugh était définitivement impuissant, c'était bien celle-là. Injuste ou non, la mort de sa mère était un fait inéluctable. Et Hugh devait continuer à vivre en dépit de cela.

"Vous n'êtes pas responsable. Vous n'avez pas à vous sentir désolé."

Hugh savait ce que signifiait "présenter ses condoléances", il avait une idée de ce que Darius cherchait à lui transmettre par ses mots, mais il n'en gardait pas moins le besoin de préciser que son "ami" n'était pas fautif dans la mort de sa mère. Il n'était pas même certain qu'il y ait véritablement un coupable à blâmer, car il comprenait, même s'il n'acceptait pas, l'action des mutants ayant commis ces attentats. Sa mère s'était retrouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Et c'était tout simplement injuste. Injuste et inéluctable.

Hugh renifla, essuyant rapidement ses yeux qui s'étaient humidifiés. Ce n'était pas le moment de pleurer. Il était en train d'avoir une conversation sérieuse, une conversation d'adultes avec Darius Sinclair. Il ne pouvait pas laisser ses émotions le dominer, comme elles tendaient malheureusement à le faire... Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.

Se focalisant sur sa respiration, Hugh accorda tout ce qui lui restait de son attention (beaucoup) au reste des propos de Darius. Darius qui vivait lui-même par ses règles rigides et qui le comprenait. Darius qui avait suivi une personne et ce qu'elle lui dictait, à la recherche de repères. Darius qui affirmait que les règles qu'il avait adopté n'étaient pas bonnes, qu'elles avaient causé du mal. Darius qui semait le doute dans l'esprit de Hugh Reid, en conflit avec son obstination et son entêtement.

Hugh se mordit la lèvre, et secoua la tête, répliquant sans conviction, mais avec obstination, à la question de Darius :

"Ce n'est pas pareil."

Les règles que Darius avait suivi avaient été édictées par une seule personne. Peut-être même étaient-elles illégales. Celles que Hugh suivait étaient officielles. Des lois plus que des règles. Pourtant... Pourtant, Hugh ne pouvait s'empêcher de trouver sens dans ce que Darius lui affirmait. Ce qui le contrariait profondément.

"Ils savent mieux que moi. Si je respecte ces lois, tout se passera bien. Je ne risquerai rien de leur part. Il suffit de suivre les règles, pour éviter les ennuis. J'en ai besoin. Je dois le faire."

Même si cela ne l'empêchait pas d'être maltraité, bien au contraire. Mais, au moins, il ne causait pas davantage de problèmes à sa sœur, qui, en tant que tutrice, risquerait d'être également tenue responsable de ses actes. De ses décisions. S'il continuait à respecter les règles comme il le faisait à présent, rien ne changerait. Et c'était pour le mieux... N'est-ce pas ?

"Vous n'aviez pas choisi le bon pilier. C'est pour cela que tout s'est effondré. Mais j'ai choisi le bon. Il faut que j'ai choisi le bon, ou plus rien n'aura de sens. Et si plus rien n'a de sens, alors, je suis fichu."

Sans ce repère, comment était-il supposé tenir le coup ? Sans ces lois sur lesquelles s'appuyer, que ferait Hugh Reid ? Qui serait-il ? Il n'en avait pas la moindre idée. Et cette incertitude l'effrayait considérablement...
Se mordillant brièvement la lèvre inférieure, Hugh persista et signa, avec l'entêtement qui lui était si caractéristique :

"J'ai fait le bon choix. Et vous devriez le faire aussi. Si vous suiviez les règles, vous n'auriez pas été tenté de me mordre et de fouiller dans ma tête sans mon consentement. Je ne serais pas en train de me demander si nous sommes réellement amis, et il n'y aurait pas de place pour le doute, en aucune façon. Je saurais exactement qui je suis et ce que je veux faire. Et, au lieu de cela, vous... vous..."

Darius avait remué son monde. Il l'avait obligé à ouvrir les yeux sur sa situation, et Hugh ne savait pas comment se sentir vis-à-vis de ce fait. Il était confus. Perplexe. En colère. Apeuré. Curieux, un peu. Beaucoup. Trop pour son propre goût.

"S'il n'y a pas ces règles, que peut-il y avoir ? Qu'est-ce que vous proposez ?"

Se jeter dans l'inconnu était hors de question pour Hugh. Mais remplacer un système absolu par un autre... Cela pouvait s'envisager. Éventuellement.

Dracula conservait son calme devant l’indignation de son interlocuteur. Celui-ci n’avait pas entièrement tort, cependant le vampire ne pouvait laisser ce problème éthique se mettre en travers de son objectif. “Je sais à quel point votre travail vous est précieux. Je doute que vous auriez consenti à partager les informations confidentielles de Trask même si je vous l’avais gentiment demandé, hm ?” Il lui lança un regard qui semblait dire, N’essayez pas de le nier. Non, Darius n’avait pas voulu prendre le risque de poser la question rien que pour voir son secret dévoilé et n’obtenir aucune information en retour.  Le plus simple – et surtout, le plus sécuritaire – était d’agir dans l’ombre. “De mon côté… une certaine prisonnière m’est précieuse et vous comprendrez que je ne m’arrêterai à rien pour la libérer de l’enfer que vous lui faites subir chaque jour.” Par vous, il désignait surtout Trask Industries, mais comme Hugh s’associait si fortement à l’entreprise, le blâme lui était en partie attribué. Hugh s’offusquait de la méthode employée par Darius quand Hugh était impliqué – de près ou de loin – dans les expériences conduites sur des mutants tenus captifs. Le bio-informaticien ne voyait-il pas l’ironie de la chose ?

Ferme dans ses convictions, Darius était prêt à justifier ce qu’il avait fait aussi longtemps qu’il le fallait pour que Hugh comprenne que l’invasion de ses souvenirs n’était rien de personnel, et que oui, rester dans l’ignorance aurait probablement été le mieux pour tous les deux. Il n’en était pas fier, mais si Darius devait être un mauvais ami pour sauver une vie, il pouvait en payer le prix.

Mais Hugh préférait ne pas s’attarder sur le sujet. Tant mieux. Passant à autre chose, ils en étaient venus à discuter de l’apparition de leur mutation respective, ce qui avait poussé Darius à suggérer ce pour quoi il était reconnu à l’Institut : aider le mutant peu expérimenté à prendre contrôle sur ses capacités et s’adapter aux bouleversements qu’avaient entraîné son gène. L’incrédulité du scientifique aurait presque pu être insultante, mais le Sinclair avait l’habitude de ce genre de réactions. Cela prouvait surtout à quel point Reid n’avait peu ou pas d’espoir face à sa situation, et la tâche de Dracula était de montrer qu’il n’y avait pas de cause perdue.

“Toute capacité peut être entraînée et même si nous ne partageons pas le même gène, je peux vous aider à déterminer vos besoins. Vous offrir une routine personnalisée – tenant compte de vos contraintes – spécifiquement conçue pour vous sentir en contrôle de votre mutation.” Pour ce faire, le vampire allait d’abord devoir évaluer l’étendue des capacités actuelles de son ami — quelque chose qu’ils pourraient voir ensemble en temps et lieu. “Tout ce que vous avez besoin de savoir en ce moment, c’est que vous êtes loin d’être le premier mutant à qui je propose cette aide. Je dirais que ça vaut au moins la peine d’essayer. Je ne vous obligerai à rien.”

Si Darius pouvait être un entraîneur exigeant, il se promettait ici d’être patient et de tenir compte des objections de Hugh, quelles qu’elles soient — si ce dernier acceptait de lui laisser une chance. En quelque sorte, il voyait cela comme une façon de se faire pardonner et prouver qu’il ne voulait aucun mal à son ami, malgré ce qu’il n’avait pas eu le choix de faire.

Dans une tentative additionnelle pour gagner la confiance de Hugh, Darius se mit à raconter une partie de son passé ; celle qu’il croyait la plus pertinente compte tenu du dilemme que rencontrait Hugh. Il voulait démontrer qu’un individu était simplement aussi bon ou mauvais que les règles qu’il suivait ; qu’il arrivait de se tromper, mais il n’était pas trop tard pour se corriger.

Néanmoins, le fidèle employé n’en arrivait pas à la même conclusion, toujours persuadé que l’erreur du vampire n’avait rien à voir avec sa situation.

“Que savent-ils mieux que vous, Hughie ? Vos supérieurs ne sont pas des mutants ; comment peuvent-ils se mettre entièrement à votre place ? Soyez honnête… n’y a-t-il pas certaines règles que vous appliqueriez différemment, s’il n’y avait aucune conséquence associée ?”

Non seulement le Sinclair voulait-il forcer Hugh à réévaluer ses propos ; il cherchait aussi à les comprendre. Quand le bio-informaticien insista sur le fait que Darius aurait dû suivre les règles, ce dernier secoua la tête.

“Dites-moi, de quelles règles parlons-nous exactement ? Celles de Trask Industries, ou celles du gouvernement ? Car je vous l’ai dit l’autre fois, votre compagnie ne respecte pas les lois gouvernementales. Dans la position que vous êtes, vous ne pouvez pas adhérer aux deux systèmes en même temps. C’est impossible.”

Malgré toute l’obstination de monsieur Reid, le vieux mutant n’avait pas l’impression que l'employé de Trask était entièrement là par choix. Darius pensait plutôt à… un manque de choix. La peur du changement car le changement lui était inconnu. Finalement, Hugh n’était vraiment qu’un autre prisonnier de Trask, même s’il se persuadait du contraire.

Lorsque Hugh demanda à ce que Darius lui propose une alternative, ce dernier se contenta d’observer Reid comme s’il cherchait à lire dans ses pensées. Était-il réellement ouvert à entendre une suggestion ? Après de longues secondes, le Sinclair prit parole, prenant bien soin de peser ses mots.

“Je ne veux pas vous proposer de laisser tomber votre système. Pas tant que vous n’êtes pas prêt à affronter le changement. Par contre… que diriez-vous de suivre de nouvelles règles en plus de celles que vous suivez déjà ? À commencer par le programme que je vous ai proposé plus tôt.”

Bien sûr, Darius tâtait le terrain en présentant quelque chose qui n’avait aucun lien avec le travail de Hugh. Si l’homme se montrait réceptif, peut-être que le vampire pousserait la suggestion un peu plus loin… Pour le moment, l’important était d’apprivoiser celui qui faisait preuve d’hésitation, une étape à la fois.

Au moment où Darius l'avait "abordé", Hugh n'aurait certainement pas partagé les secrets de sa compagnie s'il lui avait demandé gentiment. Il ne l'aurait probablement pas dénoncé, surtout si Darius lui avait tenu un discours similaire, mais l'idée lui aurait certainement effleuré l'esprit plus d'une fois. Il secoua donc la tête en guise de réponse, préférant le silence plutôt que de laisser échapper des propos qu'il pourrait regretter, ou entretenir l'idée qu'il puisse trahir son entreprise, ce qui n'était pourtant pas entièrement éloigné de la réalité.

Aujourd'hui, qu'aurait-il fait ? Aujourd'hui, Hugh n'en savait rien. Il avait déjà effectué une première transgression en rendant à Zayn ses fichiers qu'il avait été obligé d'abandonner entre les mains de Trask Industries. Et leur dernière conversation laissait clairement entendre que Hugh était capable de dévoiler davantage, même s'il comprenait parfaitement à quel point cela pouvait être nuisible à son entreprise.

La loyauté du bio-informaticien envers son entreprise était définitivement vacillante, même s'il ne voulait pas le reconnaître, et encore moins à voix haute.

Il ne pouvait s'empêcher de se sentir ingrat, alors que Trask Industries lui avait donné un travail qui le passionnait, et l'avait autorisé à le garder en dépit de sa mutation. Malgré tout, il savait pertinemment qu'il n'était pas traité aussi bien que ses collègues humains, et que certaines activités de Trask Industries étaient plus que discutables.

Il était loin d'en connaître l'entièreté, n'apprenant que ce qui était nécessaire pour lui permettre d'effectuer son travail. Mais ce peu de connaissances était largement suffisant pour qu'il ne puisse pas protester lorsque Darius mentionna une prisonnière qu'il voulait libérer, s'adressant à lui comme s'il en était personnellement responsable. Hugh se racla la gorge, visiblement inconfortable. Il ne savait pas ce qu'il devrait dire, et les seuls mots qui sortirent finalement de sa bouche n'étaient pas suffisants pour exprimer tout ce qu'il pouvait ressentir :

"Ma... Ma mère travaillait dans les laboratoires de Trask Industries. Elle... Je suppose que je suis quelque part responsable de ce qu'elle a pu y faire. Elle n'est plus là pour assumer ces faits."

Peut-être était-elle familière avec cette prisonnière que mentionnait Darius. Peut-être avait-elle participé à son tourment. Et si elle avait été vivante lorsque la mutation de Hugh avait été découverte, l'aurait-elle traité de la même façon ? N'aurait-elle vu en lui qu'une expérimentation supplémentaire ? Mal à l'aise avec cette pensée, il préféra se focaliser sur un autre sujet, sur lequel Darius l'accompagna sans résistance.

Lorsque l'homme mentionna qu'il pourrait l'entraîner, en s'adaptant à ses difficultés, Hugh laissa échapper malgré lui un "Oh." entre surprise et émotion, relevant brièvement des yeux incrédules vers Darius avant de les détourner à nouveau. Hugh avait été si habitué à être celui qui devait s'adapter, changer pour le confort de ses interlocuteurs, proches et collègues, que l'idée qu'on puisse simplement prendre en compte son handicap lui était insensée.

Ce qu'il finit par partager, soufflant d'une voix rendue vacillante par l'émotion qui l'avait soudainement pris à la gorge :

"C'est la première fois qu'on me propose cela. De... De s'adapter à moi, et pas l'inverse."

On attendait constamment de Hugh qu'il se conforme à des normes qu'il ne comprenait pas. Qu'il pratique un contact visuel qui lui faisait mal, qu'il réprime des gestes qui lui permettaient de trouver réconfort, qu'il réfléchisse plus que n'importe qui à ses propres mots... C'était pour son bien, lui disait-on. Et c'était aussi pour lui qu'ils le reprenaient constamment, et qu'ils ne lui autorisaient guère la moindre incartade.

Pour Hugh, c'était son "normal", un quotidien où il devait presque toujours porter un masque pour ses pairs, réprimant tout aussi bien son handicap que sa mutation. Rares étaient ceux auprès de qui Hugh pouvait se permettre d'être complètement lui-même. Et cette offre que Darius lui faisait, en toute simplicité... Hugh n'avait pas les mots pour exprimer ce qu'elle lui faisait ressentir.

Des émotions aussi intenses que contradictoires, qu'il tenta de dompter tant bien que mal en se reposant sur ce qui lui était familier. Les règles qu'il suivait. Les lois de Trask et celles du Civil Right Act. Des règles simples, claires, routinières pour lui. C'était la seule manière qu'il avait trouvé d'appréhender son quotidien, de survivre à la crise engendrée par tous ces drames et imprévus qui s'étaient succédé sans lui permettre de respirer un instant.

La mort de sa mère, la découverte de sa mutation, le procès auquel il avait dû faire face pour prouver qu'il n'avait pas cherché à cacher son statut de mutant, la peur de perdre son emploi, la puce qui lui avait été apposée... Aujourd'hui encore, malgré les années passées, Hugh restait profondément marqué par ces bouleversements successifs, et il était terrifié à l'idée du changement, plus qu'il ne l'avait jamais été. Il s'obstinait de manière déraisonnée dans un système qui le maltraitait, et défendait l'indéfendable, par peur de perdre encore autre chose. Par crainte de l'inconnu, et de sa probable incapacité à le gérer.

"Ils savent mieux que moi, c'est tout."

Hugh s'entêtait dans son idée, clairement nerveux à l'idée de devoir admettre autre chose. S'ils ne savaient pas mieux que lui, s'ils étaient dans le tort, alors où se situait-il ? Comment pouvait-il compter encore sur eux, ses supérieurs, sa sœur, ce système, pour le guider dans ce monde qui ne savait que faire de lui ?

Mal à l'aise, Hugh leva rapidement la main vers son crâne pour se tirer les cheveux, la douleur l'aidant à évacuer cette anxiété naissante qu'il ne savait gérer, avant de reprendre d'une voix atone, comme s'il récitait un texte appris par cœur, dans lequel il ne croyait pas :

"Et ce n'est pas à eux de se mettre à ma place, c'est à moi de le faire pour eux, parce qu'ils sont la norme, et que je ne le suis pas. Parce qu'il y a quelque chose qui ne va pas chez moi qui doit être corrigé. Si ce n'était pas le cas, je ne serais pas sous la tutelle de ma sœur, et je n'aurais pas à être pucé. Ils savent mieux que moi."

Il ne put néanmoins s'empêcher de réfléchir à la question de Darius, et plus encore à ses propos sur les contradictions que présentaient les croyances et convictions qu'il entretenait. Une pensée lui traversa l'esprit, une idée qui lui était revenue plusieurs fois au cours des précédentes années et sur laquelle il avait refusé de s'attarder, et il se retrouva donc à admettre, tordant ses doigts dans un geste nerveux :

"La loi dit qu'un mutant ne peut pas proposer de services liés à sa mutation en l'échange de rémunération. Mes supérieurs sont clairement au courant de ma mutation et de la manière dont je l'utilise dans le cadre de mon travail. Et... Et ils n'ont jamais cherché à inhiber mes capacités. Parce qu'elles leur sont utiles."

Ce système en lequel il croyait fermement n'était pas aussi bien huilé et clair qu'il le laissait paraître. Si cette contradiction pouvait exister, d'autres le feront. Il suffisait d'une première incohérence pour que tout s'écroule. Et que resterait-il à Hugh, s'il n'avait plus même foi en son travail ? En cette routine qui le préservait de ses crises les plus violentes ? Un "Hmm" nerveux glissa hors de ses lèvres, Hugh commençant à s'agiter sur sa chaise.

Il s'efforça de respirer aussi lentement que possible, alors que Darius lui proposa l'alternative qu'il attendait de sa part. De nouvelles règles, en plus des précédentes. Hugh aimait les règles, elles donnaient sens à ce monde qui n'en avait aucun pour lui. Elles lui permettaient d'appréhender tant bien que mal tout ce que le quotidien pouvait lui jeter à la figure, et qu'il n'avait pas la force de supporter sans un système bien établi.

Il finit par hocher la tête, relevant le visage vers Darius, le regardant sans vraiment le regarder, ses yeux s'attardant sur le front de l'homme plutôt que de chercher à créer un véritable contact visuel :

"D'accord. D'accord pour de nouvelles règles. Et... Et je verrai ce que je pourrai en tirer. Si elles peuvent pérenniser."

Inspirer. Expirer. Le calme s'installa à nouveau dans l'esprit de Hugh, alors qu'il comprenait qu'il ne plongeait pas entièrement dans l'inconnu. Et que de nouvelles règles l'aideraient probablement à se stabiliser davantage. Il faisait confiance à Darius pour cela. Il était son ami, après tout. N'est-ce pas ?

"A quelles règles pensez-vous ? Et..."

Hugh hésita un instant. Il ne put s'empêcher de baisser les yeux, comme un enfant pris en faute :

"Qu'est-ce qui se passe si je ne peux pas les respecter ? J'ai besoin de connaître les conséquences."

Darius le punirait-il ? Serait-il châtié, comme lors de ses séances de thérapie comportementale ? Des avantages retirés, des objets qui lui étaient chers confisqués, des heures passées dans l'immobilité et l'ennui parce qu'il ne parvenait pas à répondre à leurs attentes ? A ses attentes ? Darius avait-il en tête ce genre de méthodes ?

"Je ferai de mon mieux. Promis."

Déjà, Hugh se replongeait dans un état d'esprit proche de la soumission, habitué qu'il était à devoir plier pour satisfaire ceux qui prenaient constamment des décisions pour lui. Malgré les précédents mots de Darius, avait-il seulement une raison de penser qu'il le traiterait autrement ? Hugh pouvait-il seulement envisager une relation qui ne soit pas basée sur ce principe ?

Pour Darius, s’adapter à son public était un concept de base acquis depuis longtemps. Qu’il s’agissait de négocier un deal pour sa compagnie ou convaincre des jeunes mutants en détresse de rejoindre l’Institut, il était toujours plus facile de faire accepter sa proposition si l’autre se sentait écouté et, dans une certaine mesure, compris. Avec Hugh, ce n’était pas différent ; il était évident que l’homme était réticent au changement, donc Darius devait trouver un moyen de lui faire voir les choses d’un œil plus favorable. C'était dommage d’apprendre que c'était la première fois qu’on proposait de s’adapter au bio-informaticien, bien que c'était loin d’être la première fois que le Sinclair rencontrait des mutants dans cette situation. "Personnellement, je préfère lorsque l’effort est partagé,” admit-il. Il ne serait pas nécessairement facile d’accommoder le “nouveau” mutant tout en faisant le nécessaire pour obtenir des résultats, mais Darius était prêt à essayer. Il devait bien ça à l’ami qu’il avait trahi.

Ami qui ne pouvait s’empêcher de s’arracher les cheveux devant les remises en questions que Darius tentait de provoquer. S’obstinant encore et encore sur l’idée que l’infâme compagnie savait mieux que lui. Pourtant, plus Hugh récitait sa rafale d’arguments, plus Darius avait l’impression que quelque chose était en train de changer. Le discours s’essoufflait, les paroles manquaient de conviction.

“On dirait que vous essayez de vous convaincre vous-mêmes.”

Le vampire était franc dans ses propos. Il voyait bien que Hugh devenait de moins en moins à l’aise, mais la porte vers un changement de perspective commençait lentement à se déverrouiller et Darius comptait bien l’ouvrir en grand, peu importe le temps que cela prendrait. Et peut-être que cela prendrait moins de temps que ce à quoi il s’attendait, finalement.

Au fond, Hugh avait déjà noté des incohérences entre le fonctionnement de Trask Industries et le Civil Rights Act et bien sûr, Darius ne doutait pas de l’intelligence de son vis-à-vis. Un éclair de satisfaction illuminait ses prunelle tandis qu’il acquiesçait face au raisonnement sur l’échange de services liés aux mutations. Darius ne savait pas depuis combien de temps Hugh avait remarqué cette contradiction, mais quelque chose lui disait que cela ne datait pas exactement d’aujourd'hui.

“Donc Trask Industries vous fait enfreindre la loi.”

Une observation simple, mais qui voulait tout dire. Le malaise de Hugh s'accentuait à mesure que Darius faisait exprès de mettre en évidence les vérités auxquelles Hugh tentait d'échapper. Le Sinclair pesait ses mots, chaque petite remarque servant à le rapprocher de son objectif comme s’il jouait à sa propre partie d’échecs. Se rendre à l’échec et mat n’était jamais chose facile avec Hugh, mais comme toujours, Darius était patient. Avoir Hugh lui demander quelles règles seraient proposées était déjà un bon progrès.

Le vampire se détendit dans sa chaise pour répondre à la question. “Que diriez-vous de participer à des rencontres de Mutants Anynomes, par exemple ? Vous pourriez écouter des témoignages de mutants ayant, comme vous, des difficultés à s’adapter à leur situation. Voire même participer, éventuellement, si le cœur vous en dit. Vous serez peut-être surpris de constater que malgré votre situation unique, vous n'êtes pas seul.”  Selon les observations de Darius, ce n'était pas la mutation de Hugh en soi qui posait problème puisque l’employé de Trask se servait régulièrement de ses capacités. Non, le bio-informaticien avait surtout des difficultés à s’adapter à l’étiquette de mutant. Darius proposait donc un moyen d’aider sur ce front. Non seulement croyait-il que Hugh avait de bonnes chances d’y trouver un peu de réconfort, il espérait aussi que les témoignages des Mutants Anonymes puissent mettre en évidence les répercussions des lois anti-mutantes et des technologies inventées par nul autre que Trask Industries. “Je vous recommande d’essayer au moins une session, mais comme je vous l’ai déjà dit, je ne vous oblige à rien.”

Quand Hugh demanda quelles seraient les conséquences d’un échec, Darius haussa les épaules. Conséquence était un mot lourd de sens, comme si Darius allait punir Hugh si ce dernier n’arrivait pas à suivre le programme. Pourtant il n’était pas vraiment question de punition. “Votre situation restera plus ou moins telle qu’elle est en ce moment. À vous de voir comment cela vous impacte.” D’une certaine façon, le status quo pouvait être vu comme une conséquence suffisante. Tout dépendait du point de vue de Hugh.

Ce dernier finit par céder à la proposition. Que ce fût parce qu’il en avait vraiment envie, ou seulement pour faire plaisir à Darius, cela ne changeait pas le résultat. C’était pour le bien de Hugh, après tout. En plus d’être dans les intérêts du Sinclair.

“Excellent,” dit Darius avec un sourire toujours encourageant. “Merci de m’avoir parlé aujourd'hui, je suis content que vous ayez pris cette décision. La prochaine fois, on pourra se retrouver à un endroit de votre choix pour discuter davantage, si vous le voulez toujours.”

Darius insistait sur le fait de lui laisser le choix, mais au fond, il avait confiance en son plan.

Hugh avait hoché la tête lorsque Darius lui avait signifié qu'il préférerait que les efforts soient partagés. L'homme comprenait ce qu'il entendait par-là. Si Darius acceptait de faire un pas vers lui, Hugh devait en faire de même. Il ignorait à quel point il en serait capable, mais il se devait au moins d'essayer. Bousculer ses habitudes et ses idées bien ancrées était loin de lui être aisé.

Pourtant, ce processus était déjà entamé, peu importait à quel point Hugh le rejetait et s'efforçait de le freiner. Darius avait raison, il essayait de se convaincre lui-même en répétant ce qui lui avait été prêché ces dernières années, ce en quoi il avait fermement cru et qui, pourtant, vacillait jour après jour. Une part de Hugh souhaitait rejeter tout cela, ce système injuste auquel il était soumis et qui l'empêchait de s'accomplir pleinement. Mais qu'avait-il, s'il n'avait pas tout ça ? Sans sa tutelle, sans sa puce, il devait tout reconstruire. Un travail colossal que, il en était persuadé, il n'avait pas la force d'abattre...

"Ils savent mieux que moi."

Il insistait obstinément, s'entêtant plus que de raison dans un jugement qui perdait peu à peu toutes ses fondations. Qu'était-il censé faire d'autre, alors que son monde menaçait de s'effondrer à tout instant ? Ce qu'il finit par admettre d'une petite voix, regard fuyant obstinément Darius :

"S'ils ne savent pas, je n'ai plus rien ni personne. J'ai besoin de ça. J'ai besoin d'eux."

Trask Industries. Sa sœur. Son thérapeute. Chacun à leur manière, ils contrôlaient la vie de Hugh, le modelant à l'envi, pour qu'il se conforme à la version de lui la plus optimale à leurs yeux. Aussi frustrant cela puisse-t-il être, Hugh ne parvenait pas à imaginer une existence sans ce contrôle exercé sur sa personne, ses ressources, sa vie dans son entièreté. S'il faisait les mauvais choix, prenait les mauvaises décisions seul, que se passerait-il ? Comment surmonterait-il cela ?

Son système était un château de cartes qui menaçait de s'effondrer à chaque seconde. La conclusion implacable de Darius en était la preuve. Il était vrai, les aspirations qu'avait Trask Industries pour lui étaient en contradiction avec ce que la loi lui imposait. A ce jour, Hugh avait été préservé des conséquences de ses actes. Pour l'instant. Combien de temps cela durerait-il ? Finirait-il un jour par être confronté par les autorités ? Devrait-il répondre de l'usage de sa mutation dans le cadre de son travail, un travail pour lequel il était payé ?

Hugh était de plus en plus mal à l'aise, et il lui était difficile de conserver son calme. Il s'était concentré sur ces nouvelles règles que Darius évoquait pour s'apaiser, trouvant une forme de soulagement dans la structure que les règles régissant son existence lui apportaient. A la suggestion de Darius, toutefois, Hugh ne put s'empêcher de se mordre la lèvre inférieure, clairement nerveux. Il ne connaissait que très peu de mutants, et il ignorait de quelle manière il serait accueilli, au sein d'une telle organisation. Serait-il seulement accepté ?

Ce fut d'une voix emplie de doute qu'il souffla, ses doigts allant tapoter rapidement la table qui les séparait tous deux :

"Je le ferai, mais... mais est-ce qu'ils voudront de moi ? Les... les gens que je rencontre pour la première fois ne savent généralement que faire de moi. Entre cette difficulté et la nature de mon travail, ils ne souhaiteront pas que je parle. Ou que je les écoute. Et je ne veux pas avoir à leur mentir. Je déteste ça."

Il y était pourtant forcé. En couvrant Darius, il mentait à Trask Industries, aux représentants de cette loi qu'il suivait à la lettre, même si ce n'était que par omission. Il avait récupéré des dossiers appartenant à Zayn et personne ne le savait. C'était déjà beaucoup pour l'homme, naturellement trop sincère, devant trahir ses principes pour respecter les promesses qu'il avait faites. Il ne voulait pas avoir à mentir à des inconnus qui étaient supposés être là pour l'écouter dire sa vérité.

Un "Hmm" incertain lui échappa lorsque Darius, en réponse à ses interrogations, lui fit savoir que ne pas respecter ces nouvelles règles n'aurait pas d'autre impact que de le laisser dans la  situation dans laquelle il se trouvait actuellement. Cela lui paraissait trop... léger. Tout échec avait forcément ses conséquences, d'une manière ou d'une autre.

"Vraiment ? Vous... hmm..."

Hugh se sentait profondément embarrassé, cherchant les meilleurs mots pour expliquer ses difficultés, sans réussir à les trouver. Il dut se contenter de ceux qui lui venaient, son visage exprimant plus clairement que jamais sa gêne, conscient du caractère infantilisant des propos qu'il tenait :

"S'il n'y a pas de punition, comment je suis supposé savoir que je vous déçois ?"

Hugh avait été formaté depuis ses plus jeunes années à raisonner constamment par rapport à l'estime (ou au manque d'estime) qu'on lui portait. S'il était puni, il savait qu'il avait agi d'une mauvaise manière aux yeux de sa sœur, de son thérapeute, ou même de ses supérieurs hiérarchiques, et qu'il devait corriger son comportement. Cette forme d'apprentissage enfantine lui avait été imposée tout au long de sa vie, tant et si bien que Hugh se retrouvait complètement démuni sans elle.

Il avait besoin de savoir comment Darius réagirait s'il ne pouvait pas répondre à ses attentes. S'il ne parvenait pas à respecter les nouvelles règles qu'il lui présentait. Hugh se préparait à autant de possibilités qu'il était en mesure de le faire, mais il en était incapable si Darius ne lui laissait pas savoir ce que son échec pourrait réellement causer. Un échec sans conséquences, c'était tout simplement impossible.

Hugh avait accepté la proposition de Darius, sans la moindre certitude de ce qui l'attendait. Il n'était pas entièrement sûr de ce qui l'avait poussé à accepter, mais il ne pouvait plus reculer désormais. Il hocha la tête d'un geste hésitant face aux propos et au sourire encourageant de son ami, ses doigts s'emparant d'un pion vaincu pour le triturer. C'était tout ce qu'il trouvait à faire pour ne pas se faire de mal ou se laisser aller à crier. Hugh avait la sensation qu'il n'avait jamais été aussi nerveux de sa vie, et il se doutait que cela n'était pas fini.

"Je veux pouvoir continuer à vous parler. Je ne sais pas où vous rencontrer pour pouvoir le faire discrètement, mais... mais je veux le faire. J'ai ouvert cette porte, je ne peux plus la fermer maintenant."

Hugh savait qu'il ne pouvait pas éternellement ignorer ce qui s'était passé entre eux, le secret qu'il avait accepté de garder. Néanmoins, il n'était pas entièrement certain d'avoir pris la meilleure décision possible en ouvrant ainsi le dialogue avec Darius, et en choisissant d'essayer de suivre ses règles. Sa sœur n'approuverait pas. Aucune personne faisait actuellement partie de son système n'approuverait son choix. Et il n'aimait pas cela. Il n'aimait pas cela du tout.

"Vous... Vous croyez en moi ? Vous pensez que je peux m'affranchir de... de tout ça ?"

Hugh ne comprenait pas ce que Darius voyait en lui. S'il croyait sincèrement que Hugh était capable de bien mieux que ce qu'il était et faisait actuellement, d'où cette idée lui venait-elle ?

"C'est effrayant."

Hugh avait prononcé ces derniers mots d'un ton relativement atone, mais ses doigts s'étaient crispés sur la pièce qu'il triturait nerveusement. Il avait l'impression de se jeter dans le vide, et ce n'était pas quelque chose auquel il était habitué, ni même préparé...

Les rencontres des Mutants Anonymes (MA) n’étaient fondamentalement pas très différentes des rencontres des AA, NA, et autres groupes de soutien similaires. Les MA visaient à aider les mutants adultes qui avaient du mal à s’adapter à leur condition, qu’il s’agissait de leur vie personnelle ou professionnelle. Même s’il était facile de croire le contraire, Hugh n’était ni le seul mutant à avoir un diagnostique, ni le seul à avoir développé une mutation discrète. Si trouver un autre mutant avec des conditions identiques à celles de Hugh était presque impossible, il y avait toutefois moyen de trouver plusieurs mutants ayant chacun une chose en commun avec le bio-informaticien. Darius pensait qu’une session de MA augmenterait les chances, mais pour ce faire, il fallait d’abord faire sortir Hughie de sa zone de confort.

“Vous n’aurez pas à mentir,” affirma le Sinclair avec assurance. “Premièrement, on vous demandera de vous présenter par votre prénom seulement afin de conserver l’anonymat. Deuxièmement, pour être admis aux rencontres, il faut respecter l’accord d’acceptance et de non-jugement : vous avez droit d’être là et de vous exprimer comme n’importe qui d’autre. Troisièmement, personne n’est obligé de parler s’il n’est pas à l’aise de le faire.”

Darius pouvait néanmoins comprendre que la nervosité et les tics de Hugh lui avaient souvent causé du tort en public et que l’idée de rencontrer un groupe entier d’inconnus l’inquiétait. Convaincre Hugh n’était pas chose facile, mais Darius avait encore plusieurs arguments en réserve.

“Pour avoir déjà assisté à ces rencontres… Je peux vous garantir que vous ne serez pas aussi à l’écart que vous l’imaginez.”

Malgré les intentions de Darius en suggérant cette idée, il était clair que le vampire ne pouvait pas encourager les MA avec autant de ferveur sans avoir lui-même vécu l’expérience authentique. Cela datait de plusieurs dizaines d’années, à l’époque où son contrôle sur sa soif de sang n’était pas si bien rodé et les rechutes étaient possibles. Le jeune Dracula croyait aussi que personne ne voudrait de lui à ces rencontres : comment accueillir un monstre en sachant les horreurs qu’il avait commises ? Celles dont il était toujours capable ? Pourtant, il avait réalisé qu’il n’était pas le seul à avoir fait des erreurs. Même si son vécu était unique, il avait trouvé des semblables qui pouvaient sympathiser pour ses difficultés.

L’incrédulité de Hugh quant à l’idée qu’il n'y ait pas de punition en cas d’échec se refléta dans les traits de Darius qui, à son tour, demeura perplexe devant la réaction du scientifique.

“J’ignore à quel type de “punition” vous êtes habitué, mais si je suis déçu, je viendrai vous dire : je suis déçu. Tout simplement. Pour le moment, je ne fais que vous proposer un plan dans le but de vous aider. Que vous décidiez d’adhérer ou non à ce plan vous regarde entièrement. Je ne serai pas déçu si vous jugez que Mutants Anonymes n’est pas pour vous.”

En réalité, tant que Darius avait Hugh de son côté et ne risquait pas d’être dénoncé, le reste n’était qu’un bénéfice additionnel. Le Sinclair savait se montrer convaincant, mais il n’allait pas forcer Hugh à rejoindre les MA contre son gré. Il pouvait trouver d’autres options pour aider Hughie si celle-ci n’était pas idéale.

Darius s’empara du stylo qui se trouvait sur la table et arracha une feuille du carnet qui servait à documenter chaque tour lors des parties d’échecs. Il inscrivait une adresse sur le morceau de papier qu’il tendit ensuite vers Hugh.

“Je sais où vous habitez ; je pense qu’il n’est que justice de vous partager mon adresse en retour. Nous serons tranquilles chez moi, il vous suffira de me contacter pour que l'on puisse établir un moment de rencontre.”

Évidemment, il s’agissait du loft de Manhattan et non du manoir de Lesley. Darius n’était pas prêt à dévoiler l’existence de l’institut à un employé de Trask Industries, quel que fût le degré d’intimité de leur relation.

“Oui, je crois en vous, Hughie,” lui sourit-il en réponse à sa question. Le doute était flagrant sur le visage de Hugh, mais c'était pour ça que des gens comme Darius étaient là. Pour croire en ceux qui avaient du mal à croire en eux-mêmes. “Le passé ne nous définit pas. Je sais que vous voulez bien faire… j’ai ressenti toute la bonté qui coule à l’intérieur de vos veines.”

Hugh pouvait protester autant qu’il le voulait — son sang ne mentait pas. C’était effrayant, certes. Changer ses perceptions, changer ses repères, c’était un gros défi.

“Je ne dis pas le contraire. Mais laissez la peur vous guider plutôt que vous contrôler : vous êtes terrifié parce que l’inconnu est inconfortable. Cela signifie que vous êtes sur la bonne voie, car vous vous remettez en question. Vous ne gagnez rien à rester dans votre zone de confort ; c’est en repoussant vos limites que vous trouverez une véritable satisfaction.”

C’était ainsi que le vampire voyait les choses. Selon lui, c’était ce qui lui avait permis de se rendre là où il était aujourd’hui. Il fallait parfois se jeter dans le vide pour réaliser qu’on pouvait voler…

Un petit "Hmm" incertain s'extirpa des lèvres serrées de Hugh lorsque Darius lui expliqua les conditions assurant le bon déroulé des réunions des Mutants Anonymes, lui signifiant qu'il n'aurait pas à mentir.

Est-ce qu'ils le laisseraient vraiment parler, lorsqu'il annoncerait qu'il travaillait à Trask Industries ? Devrait-il seulement le mentionner ? Hugh n'aimait pas l'idée de mentir davantage, même par omission, et son appartenance à Trask Industries était bien trop liée aux problématiques qu'il ressentait vis-à-vis de sa place en tant que mutant pour estimer qu'il ne devrait simplement pas en parler. Il était on ne peut plus conscient de la perception de l'entreprise par la communauté mutante, et il avait du mal à croire que cela ne générerait pas le moindre problème...

"Peut-être que les organisateurs de ces réunions ne voudront pas de ma présence. Qu'ils penseront que je les espionne. Ou... Ou si cela venait à créer un malaise généralisé, ils préféreront peut-être que je parte plutôt que de risquer de faire fuir tout le monde. Je... hmm..."

Hugh perdit ses mots, tapotant nerveusement la table du bout des doigts. Une part de lui ne pouvait s'empêcher de se demander s'il essayait de se trouver des excuses. D'un côté, il lui semblait que ses inquiétudes étaient tout à fait légitimes. De l'autre, il y avait de quoi penser qu'il avait simplement peur de faire le grand saut, et que les préoccupations qu'il mettait en avant n'étaient qu'un mur de fumée pour tenter de dissimuler son anxiété.

Le bio-informaticien prit une profonde inspiration, se mordillant la lèvre inférieure un bref instant, avant de finalement reprendre, un sourire frêle aux lèvres :

"Je... Hmm... J'irais tout de même. J'ai promis d'essayer."

Et une promesse était sacrée aux yeux de Hugh, tout comme celle qu'il avait précédemment fait à Darius de ne pas trahir son secret. Personne n'avait su ce qu'il s'était passé. Et personne ne le saurait jamais. Hugh ferait tout ce qu'il faut pour emporter ce secret dans sa tombe. Parce qu'il avait juré. Parce que... Parce que Darius était son ami.

Un ami qui ne comprenait visiblement pas l'insécurité qu'il éprouvait vis-à-vis de l'absence de punition en cas d'échec. Darius lui fit savoir qu'il lui dirait clairement s'il était déçu, et Hugh essayait autant que faire se peut de se satisfaire de cette idée, mais il ne pouvait s'empêcher d'être anxieux.

Si son ami était réellement déçu, mais qu'il ne faisait rien au-delà de cette déclaration, comment Hugh était-il censé imprimer quel comportement, quelle action il ne devait plus effectuer ? Etait-il réellement capable d'assimiler cela de manière autonome ? Cette confiance ne lui avait jamais été vraiment accordée jusque là. Hugh ignorait ce qu'il en pensait, exactement...

Il finit donc par répondre, faisant de son mieux pour calmer ses craintes, alors que son tapotement augmentait en intensité, peinant à contenir discrètement la vague d'anxiété qui s'était abattue sur lui au fur et à mesure de leur conversation :

"D'accord, je comprends. Je... Je suis désolé pour cette question, c'est juste que j'ai pris l'habitude de cette manière de fonctionner avec ma sœur et mon thérapeute. C'est difficile de passer à autre chose."

Il supposait que Darius comprendrait ou, tout du moins, lui accorderait son pardon. Hugh se doutait que le sujet avait dû causer un certain inconfort chez son interlocuteur, ce n'était pas quelque chose dont la plupart des gens discutaient ou avaient spécifiquement besoin. Cela faisait simplement partie du quotidien de Hugh, et il ne lui était pas venu à l'idée jusque là que cela puisse être remis en question d'une quelconque façon.

Cela faisait beaucoup de bouleversements potentiels en très peu de temps. Hugh peinait à ne pas laisser son anxiété prendre le dessus d'une façon qu'il pourrait regretter, s'autorisant à se balancer sur sa chaise de manière un peu plus insistante pour évacuer ses angoisses.

Son regard se perdant brièvement dans le vide, son attention fut soudainement attirée par le papier que Darius lui tendait, son esprit tentant d'imaginer le lieu où son ami pourrait habiter. Cela devait probablement être aussi propre et élégant que l'homme pouvait l'être. Hugh espérait qu'il ne ferait pas tache au sein de l'habitation de Darius. Il releva les yeux vers lui un court instant, le temps de souffler un "Merci." avant de focaliser à nouveau son regard vers le sol.

Il avait repris un pion pour le triturer nerveusement, les mots de Darius l'aidant à doucement décrisper sa prise. Hugh était profondément ému par ses propos, sa gorge se serrant tant et si bien qu'il se retrouva presque les larmes aux yeux. Après tout ce qui s'était passé, ces derniers temps, c'était exactement ce qu'il avait eu besoin d'entendre, des paroles aussi encourageantes.

"Je... euh... Vraiment ? Vous voyez cela en moi ?"

Hugh avait eu un instant de flottement, l'idée que son sang puisse être "bon" d'un point de vue littéral lui venant brièvement à l'esprit. Mais il avait vite fait la part des choses, gardant cette pensée pour lui, ajoutant d'une petite voix :

"Je n'ai pas cette impression. D'être... D'être bon, je veux dire."

Hugh avait du mal à se mettre à la place d'autrui. Il lui était parfois difficile de sortir de ses entêtements, et il était tout autant compliqué pour lui de faire des concessions sur certains sujets. Il avait été traité d'égoïste plus d'une fois au cours de sa vie, un qualificatif qu'il détestait tout particulièrement. Mais Darius voyait en lui quelqu'un de bon. Et Hugh ne voulait pas avoir à le démentir là-dessus à l'avenir. Il ferait de son mieux pour être la personne que Darius pensait qu'il était.

Son sourire timide se transforma en grimace lorsque son ami mentionna sa zone de confort, en réponse à sa dernière remarque marquant son anxiété. La nervosité se fit à nouveau bien plus palpable, Hugh se tendant visiblement, alors qu'il admettait d'une voix légèrement tremblante :

"J'ai l'impression de sortir de ma zone de confort dès... dès l'instant que je quitte ma chambre. Ce monde m'inspire un perpétuel malaise, plus ou moins intense selon le moment."

Dès qu'il s'aventurait à l'extérieur, Hugh était agressé de toutes parts. Le bruit, la luminosité, les odeurs, les textures indésirables, tout semblait être spécifiquement conçu pour lui faire du mal d'une manière ou d'une autre. Et toutes les techniques qu'il avait pu développer pour supporter davantage cela n'atténuaient jamais complètement la douleur. Elles permettaient juste de l'endurer un peu plus longtemps.

"Je repousse mes limites constamment. Peut-être que ça ne se voit pas, mais... mais c'est le cas. Je me demande juste à quel moment je vais franchir cette ligne qui sera celle de trop."

Hugh posa le pion qu'il tenait et pressa ses yeux avec la paume de ses mains, le geste intense lui permettant d'évacuer une partie de sa tension. Il abaissa ensuite ses mains sur ses jambes, les frottant d'un mouvement anxieux :

"Je le ferai. J'ai promis."

Il espérait juste que cela ne serait pas trop. Qu'il serait capable de gérer toute cette nouveauté, le poids constant des secrets, et la peur de perdre tout ce qui lui assurait un semblant de stabilité...

Les inquiétudes de Hugh étaient fondées : son affiliation à Trask Industries avait le potentiel de compliquer les choses s’il devait la mentionner. Néanmoins, aux yeux de Darius, le bio-informaticien demeurait une victime de cette compagnie controversée et il avait bon espoir que les organisateurs des Mutants Anonymes partageaient ce point de vue. Pouvait-il affirmer avec certitude que cela était sans aucun risque pour Hugh et les mutants du groupe de soutien ? Malheureusement, non. Mais aussi optimiste que Darius pouvait être dans sa volonté d’aider tous les mutants, il devait parfois faire des choix. Pour aider l’ami qui connaissait maintenant son secret, le vampire était prêt à envoyer Hugh au sein des MA malgré la puce dans sa nuque.

“Les organisateurs ne seront pas un souci,” déclara simplement le Sinclair tandis qu’un coin de sa lèvre s’étirait discrètement. Il comptait bien s’assurer que ceux-ci soient compréhensifs envers Hugh, sous peine de subir des... répercussions peu désirables. Darius n’était pas toujours le bon samaritain qu’il semblait être envers les mutants de son cercle personnel — tout dépendait de son ordre de priorités, des intérêts qu’il devait défendre en premier.

Il avait toutefois du mal à imaginer le type de punition que Hugh semblait désirer. Quand Reed s’excusa en mettant l’emphase sur l’habitude qu’il avait prise à cause de son entourage, Darius devint curieux. “À quoi vous attendez-vous comme punition ?” Puis, suite à la réponse de Hugh, il ajouta, “Si je vous disais que je le ferais, cela vous ferait-il sentir mieux ?” Question honnête qu’il lui posait sur un ton neutre, dénué de jugement. Le vampire ne cherchait pas à changer toutes les habitudes du mutant d’un coup, et si une certaine cruauté était nécessaire au fonctionnement de son ami, peut-être serait-il prêt à la lui livrer. Après tout, il lui avait déjà transpercé la chair de ses propres dents. Jusqu’où allaient le thérapeute et la soeur ?

Mais encore une fois, c’était à Hugh de décider. De ses objectifs et de ses conséquences. Le choix lui appartenait.

“Nous avons… rarement une perception objective de notre propre personne,” répondit Darius en écoutant son vis-à-vis lui avouer qu’il n’avait pas l’impression d’être bon. Son regard se perdit dans le vide pendant qu’il pensait à la conversation qu’il avait eue avec Sam il y avait quelques semaines ; une conversation pendant laquelle la jeune femme tentait de convaincre Dracula qu’il n’était ni égoïste, ni un tueur. Le mutant sanguinaire ne pouvait se débarrasser de ce sentiment profond de ne pas être quelqu’un de bien, malgré tous ses efforts pour le paraître. Et pourtant, une multitude de personnes à l’Institut étaient prêts à lui confirmer le contraire. Était-ce lui qui avait tort, ou le reste du monde ?

“Désirez-vous être bon ? J’ai l’impression que oui…” admit Darius en penchant la tête sur le côté tandis qu'il observait Hugh. “S’il vous est difficile de le voir à travers vos propres yeux, fiez-vous à ceux de quelqu’un qui croit véritablement en vous.” Comme moi par exemple, semblait dire le regard brun du Sinclair. Hugh avait ses raisons de douter de son ami, mais Darius continuait de faire comme si laisser la vieille agression de côté était la chose la plus sensée.

“Lorsque cela arrivera – lorsque vous franchirez cette ligne de trop qui vous terrifie – dites-vous que vous n’aurez pas à vivre ça tout seul. Vous avez ma parole,” affirma-t-il simplement. Darius ne pouvait naïvement promettre que tout irait bien pour Hugh, mais il pouvait lui assurer qu’il serait là en cas de besoin.

Il lui devait bien ça.

Darius s'était exprimé avec une telle certitude dans sa voix que Hugh n'avait pu que hocher la tête, un petit "D'accord." s'extirpant de ses lèvres, en réponse à son affirmation. Les organisateurs des MA ne poseraient pas de soucis. Même s'il avait eu ses doutes, et en dépit de la nature changeante de leur relation, Hugh se retrouvait tout naturellement à faire confiance à son ami devant l'assurance qu'il manifestait.

Si Darius disait qu'ils ne poseraient pas problème, alors, ce serait bien le cas. L'anxiété de Hugh se calma à ce niveau-là, mais elle resta élevée concernant d'autres sujets. Lorsqu'il exprima ses doutes vis-à-vis de la possibilité que Darius soit déçu avec lui et qu'il ne parvienne pas à le comprendre sans punition, l'homme ne le jugea pas.

Au lieu de cela, il l'interrogea en toute simplicité, lui demandant à quel genre de punition il se référait, et s'il se sentirait mieux si cela faisait partie de leurs interactions.

Pris de court par cette question à laquelle il ne s'attendait pas, Hugh se figea un bref instant, avant de reprendre ses balancements, réfléchissant à la réponse qu'il souhaitait lui fournir. Est-ce qu'il souhaiterait être puni par Darius ?

Au-delà de leur amitié, et du secret qui les liait, l'homme était là pour lui apprendre à mieux appréhender sa mutation. C'était une relation dans laquelle Hugh était un apprenant, et, en tant que tel, il serait tenté par une discipline comme celle à laquelle il était habitué, aux limites claires et rigides.

Mais, d'un autre côté, Hugh n'était pas certain que c'était quelque chose qu'il désirait réellement. Si Darius le traitait de cette façon, il deviendrait semblable à sa sœur et son thérapeute, aux yeux de Hugh. Leur amitié serait définitivement changée, bien plus qu'elle ne l'était déjà par la vérité qu'ils avaient dû tous deux confronter récemment.

Il finit donc par répondre, avec un regard perpétuellement fuyant :

"Ma thérapie fonctionne principalement avec un système de récompenses et de punitions. Il s'agit plus généralement de retirer des privilèges ou... ou des centres d'intérêt, jusqu'à ce que la leçon soit retenue ou le comportement indésirable neutralisé. Ma sœur maintient ce système en-dehors de mes sessions, pour... pour mon bien, selon ses propres mots. Mais..."

Hugh se mordilla brièvement la lèvre, avant d'ajouter :

"Je n'ai pas vraiment envie de cela entre nous, Darius. Même si... Même si je crains de vous décevoir ou de me tromper. D'emprunter le mauvais chemin. Je ne veux pas changer notre relation à ce point. Surtout pas."

Darius répondait au moindre de ses doutes avec une assurance que Hugh lui enviait. Comme s'il avait tout compris du monde et de ceux qui y vivaient. Il voyait de la bonté en Hugh, et comprenait que l'homme désirait être quelqu'un de bien, même s'il ignorait comment  s'y prendre.

Il semblait percevoir les difficultés et les luttes de Hugh, et se proposait de le soutenir réellement, pas pour obtenir de lui ce qu'il désirait ou modifier son comportement drastiquement. Il lui proposait d'être là pour lui, quand personne d'autre ne le serait.

Un simple "Oh." s'extirpa de sa gorge serrée, suivi de larmes silencieuses, qu'il eut tôt fait de sécher. Hugh renifla, essuyant ses joues humides avec ses manches, sans considération pour ses vêtements. Il s'excusa d'une voix tremblante, luttant pour éloigner l'émotion qui menaçait de le saisir à nouveau à tout moment :

"Je suis désolé, c'est juste...  beaucoup. Je ne pensais pas que vous me soutiendrez ainsi. Je..."

Un sourire s'étira maladroitement sur les lèvres fines de Hugh. Il renifla une nouvelle fois, reportant brièvement son attention sur leur plateau d'échecs, avant de souffler d'un ton qui n'était pas dépourvu de malice :

"Vous savez que je peux vous en battre en cinq coups ? On devrait terminer cette partie."

Finir cette partie d'échecs, se dire "au revoir" et réfléchir à tout ce qui s'était passé. Aux implications. A son avenir définitivement changé. Le monde de Hugh avait été bouleversé d'une manière qu'il avait été incapable d'anticiper. Mais il n'était pas seul pour l'affronter. Pour faire face aux épreuves qui l'attendaient. Darius était là, à ses côtés. Son ami.