Seal of confession [PV Ángel]

C'était d'une démarche fébrile que Tobias s'était rendu au Lovinger Theater, sans savoir ce qui l'attendrait en ce lieu. Il espérait que cela ne serait pas une autre fausse piste, une demande de sa Voix qui n'avait rien à voir avec ce que Tobias cherchait désespérément depuis deux jours déjà. Pour la première fois depuis des années, Tobias commençait à douter que Dieu soit là pour l'entendre. A un moment hautement crucial.

Tobias tira nerveusement l'une des manches de sa chemise, mal à l'aise hors de ses habits sacrés, se sentant nu sans son col romain. L'homme avait cherché à se faire discret, autant que possible, et la tenue de prêtre, même celle du quotidien, bien moins colorée que celle qu'il arborait lors de ses cérémonies diverses et variées, attirait volontiers les regards. La dernière chose que Tobias souhaitait, actuellement, c'était bien qu'on lui prête attention.

Le prêtre était plus anxieux qu'il ne l'avait jamais été, confronté à un véritable dilemme qui le déchirait de part en part et menaçait de le faire craquer à chaque instant. Tobias n'avait jamais brisé le secret de la confession, si sacré pour l'Eglise, mais aujourd'hui... aujourd'hui, le prêtre ne pouvait pas simplement garder le silence et prier pour le mieux. Parce que le "mieux" ne les attendait pas, s'il n'agissait pas.

Le mutant qu'il avait reçu en confesse s'en était déjà pris à quelqu'un. L'avait poussé vers la mort. C'était une vengeance qu'il n'avait que trop attendu, une vengeance qui n'avait pas pris fin avec ce premier décès.

Il y en avait d'autres, d'autres qui devaient mourir, et tout ce que Tobias avait pu lui dire n'avait su le faire changer d'avis. La conviction du mutant était inébranlable, et il ne ressentait aucune culpabilité vis-à-vis de ses actes passés ou à venir.

Le mutant était dangereux. Au-delà de sa naïveté, de sa volonté à toujours chercher le meilleur chez autrui, Tobias n'avait pu que le constater. Et, seul, le prêtre ne pourrait jamais l'arrêter sur le chemin qu'il avait emprunté.

Le secret de confesse l'empêchait de se rapprocher des autorités, pas sans risquer le fragile équilibre qu'il avait réussi à construire dans sa communauté, entre mutants et humains, et la place accordée aux mutants au sein de l'Eglise. Les enjeux dans cette affaire dépassaient tout ce que Tobias avait pu envisager, tout ce qu'il était en mesure de gérer seul.

Et il n'y avait qu'une seule personne qui, Tobias le savait, serait en mesure de faire ce que lui-même n'était pas capable d'accomplir. Et cette personne, c'était Ángel Vidal. Tobias avait désespérément prié son Dieu pour qu'il guide sa Voix et le mette sur le chemin du persécuteur. Peut-être, enfin, y parviendrait-il en cette fin d'après-midi...

S'il ne pouvait sous aucun prétexte briser le secret de la confession, Tobias refusait malgré tout de rester les bras croisés face à cette tragédie qui se déroulait sous ses yeux. En plus de prier pour trouver l'élusif persécuteur, Tobias espérait que l'homme accepterait de l'écouter. Et, plus que tout, de chercher à comprendre le peu qu'il serait en mesure de lui dire.

Un spectacle venait visiblement de se terminer, une petite foule s'extirpant des lieux, et Tobias sentit un soulagement d'une intensité rare le saisir lorsqu'il aperçut Ángel dans la foule, un sentiment si fort que le prêtre, au bord de la crise de nerfs, se retrouva les larmes aux yeux. Il essuya frénétiquement son visage, sans parvenir néanmoins à dissimuler entièrement les traces de son émotion, se frayant un chemin jusqu'au persécuteur.

Sa main tremblante saisit la manche du persécuteur pour le retenir et attirer son attention, alors qu'il parvenait à articuler, la voix plus fébrile encore que le reste de son corps :

"Il... Il faut que je vous parle... Maintenant."

Peut-être n'était-il pas encore trop tard. Peut-être saurait-il éviter la mort d'un autre... Mais, pour cela, il avait besoin d'Ángel. Qui d'autre pour affronter le pire ? Qui d'autre pour faire face à un danger dont Tobias n'était pas même certain de déceler la véritable intensité ?

"S'il vous plaît, Ángel."

Plus qu'il ne l'aurait jamais imaginé, Tobias avait désormais besoin du persécuteur. Pour sauver une vie, et peut-être davantage encore.

Tobias était complètement focalisé sur Ángel et l'urgence de la situation, tant et si bien qu'il ne réalisa la présence de la jeune adolescente aux côtés du persécuteur qu'au moment où ce dernier lui demanda de l'attendre dans sa voiture. Les pensées du prêtre se partagèrent brièvement entre la surprise, à l'idée qu'Ángel puisse être père, et la crainte que l'homme ne lui accorde pas le temps nécessaire pour lui faire comprendre ce qu'il pouvait de la situation.

Il revint toutefois à la réalité lorsque le persécuteur s'adressa à nouveau à lui, avec toute l'acidité dont il était capable. Tobias regarda rapidement autour d'eux, avant de pointer du doigt un coin relativement isolé :

"Là-bas. Personne ne doit entendre."

Tobias lâcha enfin la manche du persécuteur, à laquelle il s'était agrippé avec toute la force que sa nervosité lui procurait, et marcha d'une démarche raide, mais rapide, jusqu'à l'endroit qu'il avait désigné, s'assurant qu'Ángel le suive. Le prêtre avait toutes les peines du monde à conserver son calme, son cœur battant furieusement dans sa poitrine, craignant qu'il ne soit déjà trop tard.

Prenant une profonde inspiration, Tobias parvint tant bien que mal à trouver ses premiers mots, sa main droite se posant fébrilement sur sa chemise, là où il pouvait sentir la présence familière de sa croix derrière le tissu :

"Je... Je vous ai dit que j'étais responsable des agissements de mes fidèles. De leurs décisions. Et... Et j'assume pleinement cela, je..."

Tobias respirait un peu trop rapidement, et les mots qu'il était parvenu à trouver commençaient déjà à se perdre. Le prêtre dissimula brièvement son visage dans ses mains, faisant tout son possible pour lutter contre l'hyperventilation qui menaçait de le saisir et de tout gâcher. Reprends-toi, Tobias ! Des vies reposaient sur sa capacité à communiquer l'urgence de la situation, et obtenir la confiance du persécuteur.

Tobias était un homme que l'on caractérisait généralement par son calme et sa patience, des qualités qui s'étaient temporairement envolées devant la gravité de la situation à laquelle il était confronté. Un meurtrier qu'il ne pouvait dénoncer, des personnes qu'il devait sauver sans savoir comment, l'impuissance qui l'habitait, et, surtout, cette peur de ne pas réussir. De ne pas pouvoir les sauver, comme il était supposé le faire.

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer. Il allait y arriver. Il devait y arriver.

"Que... Quelque chose va se passer. Et... Et mes lèvres sont cousues par le secret de la confession, mais je ne peux pas ne pas agir et simplement prier pour que tout se passe bien. J'ai besoin de vous."

Les larmes menaçaient de couler à nouveau. Pourquoi ne pouvait-il pas simplement se calmer ? S'apaiser, et dire les choses telles qu'elles étaient ? Dans cet état, il ne parvenait pas à réfléchir et à communiquer proprement. Ce dont il avait besoin pour réussir à informer Ángel, sans briser directement le secret de la confession.

"Je... Je prends soin de ma communauté, Ángel. Et cela implique de savoir admettre quand je ne peux pas les aider. Pas tout seul."

Comment faire ? Comment lui dire ? Tobias repassa dans sa cervelle l'entièreté de la confession de l'homme, cherchant les informations qu'il pouvait transmettre, ce dont il était en mesure de se servir pour aider Ángel à comprendre, ou permettre de le localiser.

"J'ai... J'ai besoin de vous ! Je..."

Le souffle de Tobias s'étrangla dans sa gorge, et le prêtre laissa échapper à grand peine un sifflement en guise de respiration, le corps désormais bien plus que fébrile. Plus que jamais, il ressentait le poids de ce que son pouvoir et son statut impliquaient. Et, visiblement, Tobias n'avait pas les épaules pour le supporter.

Les mains d'Ángel se posèrent sur ses épaules, et Tobias se tendit un bref instant, plus qu'il ne l'était déjà, avant que la voix conciliante, presque douce, du persécuteur ne lui fasse comprendre qu'il était de son côté. Pour l'instant, tout du moins. Tobias s'efforça de reprendre le contrôle de sa respiration, se calquant sur celle de l'homme.

Il lui faudrait probablement davantage de temps que cela pour se calmer pleinement, mais cela ferait l'affaire pour lui permettre de s'exprimer et de penser un peu plus clairement. Tobias souffla un bref "Désolé.", mortifié par la situation autant que par l'état dans lequel il se trouvait. Son habituelle assurance tranquille était bien éloigné de lui à cet instant, et Tobias se sentait impuissant. Plus que cela, aveugle. Son pouvoir avait fini par lui permettre de retrouver Ángel, mais ce temps perdu avait peut-être déjà coûté la vie de quelqu'un. Et peut-être d'autres.

Tobias tritura sa croix à travers le tissu de sa chemise, alors qu'Ángel lui faisait part de l'absurdité de la situation tout autant que de sa patience limitée. Le secret de la confession ne pouvait être brisé sous aucun prétexte, mais le prêtre refusait d'être inactif face au crime que son fidèle était sur le point de commettre. Il ne pouvait pas croire que le Dieu en lequel il croyait l'avait placé sur son chemin pour qu'il laisse simplement les choses se faire. C'était impossible.

Inspirer. Expirer. Il devait trouver un moyen. Les bons mots.

"Vous... Vous êtes persécuteur, Ángel. Si je vous dis avoir besoin de vous, vous pouvez probablement deviner la nature du soutien que je sollicite."

Tobias avait besoin de la force et de l'expérience de l'homme pour résoudre ce problème. Quelqu'un qui saurait gérer une situation aussi grave et instable, en faisant le moins de victimes possibles. Tobias avait ses préjugés sur les Persécuteurs, mais il voulait croire qu'Ángel était aussi désireux que lui de sauver les vies qui pouvaient être sauvées. Vers qui d'autre se tourner, de toute façon ? Tobias refusait de mettre Seth en danger. Et si sa Voix l'avait finalement guidé vers Ángel, c'était bien qu'il devait agir pour stopper ça. Pas Seth.

La cervelle de Tobias fonctionnait à vive allure, tentant aussi bien d'analyser ce que son fidèle lui avait dit que les précédentes conversations qu'il avait eu avec Ángel. Tout pour lui faire comprendre l'urgence de la situation, sans trahir sa profession, le secret sacré par lequel il était tenu.

"Vous aviez dit que les croisades étaient terminées, n'est-ce pas ? Pour certaines personnes, ce n'est pas le cas. Les croisades ont reprises, et ce n'est que le commencement."

Hormis Ángel, le Seigneur était le seul à l'entendre, et Tobias priait pour qu'Il le pardonne pour les informations qu'il laissait échapper vis-à-vis de la confession qu'il avait entendue. Il assumerait les conséquences dans l'au-delà, mais, pour l'instant, il devait s'assurer que son fidèle ne tuerait pas à nouveau. Et que personne ne sache que le prêtre était sur le fil, à un cheveu de commettre le crime impardonnable, ce qui lui vaudrait l'excommunication si cela venait à se savoir.

"Mes paroles n'ont pas suffi à mettre fin à ces croisades. J'ai... J'ai foi en Dieu et en mon pouvoir pour être mis sur la bonne voie, et essayer de les empêcher avant qu'il ne soit trop tard, mais j'ai besoin de vous, Ángel."

C'était la dernière chose qu'il souhaitait. Impliquer un persécuteur contre un de ses fidèles mutants. Mais ce que cette personne avait fait et était sur le point de refaire allait au-delà du simple tag ou des réunions clandestines pour espérer un avenir meilleur... Et Tobias avait la responsabilité de ses fidèles, y compris la responsabilité de faire le nécessaire pour les arrêter si leurs actes pouvaient nuire à la communauté toute entière et au-delà.

"A travers moi..."

Tobias hésita, un bref instant, mais il n'avait plus le temps de réfléchir davantage ou de remettre en question sa décision.

"... Dieu en appelle à sa milice céleste."

Tobias avait été guidé jusqu'à Ángel pour une raison bien spécifique : certains problèmes ne pouvaient être réglés par des simples paroles, aussi bonnes puissent-elles être. Et si Dieu avait placé Son Ange sur le chemin du prêtre, c'était parce qu'il avait besoin de sa force. De sa puissance face à l'inéluctable.

Tobias craignait plus que tout qu'Ángel se lasse trop vite de ce petit jeu, ou qu'il décide que la menace dont il pouvait à peine parler n'était pas assez sérieuse à son goût. En toute objectivité, l'homme n'avait aucune raison de lui faire confiance. Tobias représentait tout ce qu'il haïssait, et leurs interactions éparses avaient été teintées de négativité et d'hostilité ouverte.

Tobias lui-même ignorait comment s'adresser à ce persécuteur qui avait décidé arbitrairement de les détester, lui et sa communauté, et les avait estimés coupables avant même de chercher à les connaître. Cette affaire n'allait d'ailleurs pas arranger les préjugés qu'Ángel entretenait à leur égard, mais là n'était pas la priorité. Le prêtre aurait tout le temps de s'inquiéter de ce sujet lorsque la menace aurait été maîtrisée.

Pourtant, à son plus grand soulagement, le persécuteur décida de lui accorder toute son attention, et un rapide sourire s'étira sur ses lèvres, avant de disparaître devant les questions qu'il lui posait. Elles faisaient tout à fait sens.

Après tout, comment le persécuteur était-il supposé empêcher un événement dont il ne savait rien, pas même le lieu ou le moment où il était censé se produire, ni le ou les personnes qui seraient impliquées ? Mais Tobias était tenu par le secret sacré de la confession, et aussi désireux qu'il était de parler librement, il mesurait pleinement les risques que cela représentait. Tel était le fardeau de la prêtrise, qu'il était parfois incertain d'être capable de supporter pleinement...

Tobias ne pouvait pas librement lui dire ce qu'il savait. Mais il pouvait lui dire ce qu'il ne savait pas. Après tout, parler de ce qui ne lui avait pas été confié ne trahissait pas le secret de la confession, n'est-ce pas ? Même si Tobias était conscient qu'il se cherchait des excuses pour essayer d'empêcher le pire, il ne pouvait que se raccrocher à ces branches et espérer qu'elles suffiraient.

Inspirer. Expirer. Tobias n'était plus seul face à cette menace. Il devait croire qu'Ángel avait été placé sur son chemin pour pouvoir ultimement les sauver, même si ce sauvetage impliquait d'appréhender un de ses fidèles. Il avait besoin de le croire.

"Je ne suis pas en mesure de vous dire qui est visé exactement, ou la nature exacte de la mutation à laquelle il nous faudra faire face, car il ne s'agit pas là d'informations qui m'ont été confiées. Cela a pu déjà se produire, comme cela pourrait être sur le point de se faire, ou même d'être reproduit. Cette croisade ne se contentera pas d'une seule victoire."

Il avait déjà tué, et il était prêt à le refaire. Tobias savait que l'homme avait été motivé par un sentiment de trahison vis-à-vis de l'humanité, des événements qui, additionnés, l'avaient fait basculer sur un chemin dont Tobias, malgré tous ses efforts, n'avait pas su le tirer. Mais, du discours exalté que son fidèle avait eu pour lui, Tobias n'avait pas été mesure d'en déceler grand-chose, si ce n'était le sérieux absolu de sa menace.

Tobias ferma les yeux un bref instant, se remémorant une nouvelle fois les confessions passées de son fidèle. Un job pour lequel il avait été discriminé, une fois sa nature mutante révélée... Son épouse le quittant suite à ce fait, et obtenant la garde de ses enfants... Des amendes à payer suite à son irrespect du Civil Right Acts qui s'accumulaient et qu'il n'était pas en mesure de payer... Tobias rouvrit les yeux, réfléchissant avec intensité :

"J'ai plusieurs suppositions concernant les endroits où cela pourrait se produire ou avoir déjà eu lieu. Mais une fausse piste pourrait nous faire perdre un temps précieux, et... et j'ai déjà perdu deux jours pour réussir à vous retracer ! Deux jours, il est probablement déjà trop tard !"

La panique commençait à nouveau à remonter. Tobias s'en voulait d'avoir été incapable de retrouver Ángel plus tôt. S'il avait su inspirer confiance au persécuteur, peut-être que ce dernier aurait daigné lui procurer un moyen d'être joignable. Mais le prêtre avait échoué, et cela avait peut-être coûté la vie à quelqu'un d'autre. Voire plus encore.

Sa main droite alla chercher son crucifix, qu'il extirpa finalement de sa chemise pour le serrer si fort que ses jointures blanchirent. A quoi lui servait son pouvoir, s'il n'était pas en mesure de sauver ceux qui en avaient urgemment besoin ? Il devait savoir où cela allait se passer. Pouvoir s'y rendre. Aussi vite que possible.

"Je ne peux pas attendre plus longtemps. Si Dieu m'a accordé ce don, c'est pour me mettre sur le chemin de ceux qu'Il souhaite que j'aide. Il faut que je réussisse à L'entendre, et il faut que cela me mène sur la bonne voie. Je n'ai pas d'autre solution."

Tobias chercha à mobiliser sa concentration, à en appeler à cette Voix qui ne se manifestait que lorsqu'Elle en avait l'envie, mais il réalisa ce qu'il était en train de demander à Ángel, et il déclara d'une voix emplie de regrets :

"J'aimerais vous donner plus que cela. Je n'ai que peu à vous offrir, et je vous demande soudainement d'accorder votre foi en ma mutation, l'objet de votre haine. Votre fille vous attend. Je ne peux pas vous mettre ainsi en danger."

Peut-être qu'il avait été mis sur le chemin d'Ángel justement pour obtenir un moyen de le contacter. Le faire venir lorsque tout serait plus clair. Lorsque Tobias serait parvenu à retracer la piste de son fidèle. Mais il ne parvenait pas à croire pleinement à cette idée. Une part de lui espérait qu'Ángel le suivrait dans cette entreprise insensée. Qu'il lui accorderait cette confiance qu'il lui avait refusé depuis leur première rencontre.

Déjà, Tobias recommençait à se concentrer, poing serré sur sa croix, tentant de faire appel à sa Voix élusive. La Voix ne s'exprimait que lorsqu'Elle estimait devoir le faire. Mais, face à une vie à sauver, elle devait lui répondre... Oui, elle le devait...

Ce "Okay" était tout ce que Tobias avait eu besoin d'entendre. Le poids sur ses épaules s'allégea quelque peu, le prêtre expirant un souffle qu'il ne réalisait pas avoir retenu jusque là, murmurant un "Merci, merci" ému et empli de gratitude. Ángel le croyait. Il voulait l'aider. Il était prêt à l'aider. Avec lui à ses côtés, Tobias croyait sincèrement qu'ils pourraient tous deux empêcher le pire de se produire. Peut-être même parviendrait-il à sauver son fidèle de lui-même,  ce qu'il n'avait pas réussi jusqu'alors...

Tobias récupéra le numéro de téléphone du persécuteur, l'agrippant comme s'il s'agissait d'une relique sacrée qu'il en pouvait en aucun cas risquer d'égarer. L'homme lui faisait confiance, et il ne le décevrait pas. Pas dans des circonstances aussi graves et urgentes. Tobias hocha la tête aux instructions du persécuteur, lui répliquant d'une voix déterminée :

"Je vais trouver où il se cache. Et nous l'arrêterons ensemble."

Il n'avait pas l'intention de "merder", comme le disait si vulgairement Ángel. Il ne pouvait tout simplement pas se le permettre, pas avec une vie (ou davantage) sur la balance. Sans accorder un regard supplémentaire au persécuteur, focalisé pleinement sur sa mission, Tobias entama sa marche d'un pas rapide pour regagner son église. Les minutes qui s'égrenaient, trop rapidement à son goût, étaient une véritable torture, et Tobias craignait à chaque instant de ne pas parvenir à le retrouver à temps.

Mais le prêtre avait besoin de se retrouver dans son église pour Lui faire appel, pour espérer qu'Il l'entende et exauce ses prières. C'était avec toute l'arrogance dont il avait pu être capable, se croyant un temps messie du Seigneur avant de prendre conscience de sa mutation, qu'il entendait faire plier Dieu et obtenir de lui la réponse dont il avait besoin. Lorsqu'il avait finalement regagné son église, Tobias avait fermé les portes derrière lui, ne permettant à personne de rentrer.

Le prêtre s'agenouilla sur le bois froid et poli qui constituait le sol de son église, regard tourné vers la croix massive qui trônait sur le mur des lieux sacrés. Le prêtre reprit son crucifix entre ses doigts, le serrant avec passion et force, soufflant d'une voix aussi suppliante que déterminée :

"Seigneur, il n'est pas dans ma nature de demander ce que vous ne jugez pas bon de m'accorder. Mais il m'appartient aujourd'hui de sauver l'une de vos brebis, et je ne peux le faire si la Voix reste silencieuse. Seigneur, je vous en prie, laissez-moi l'entendre ! Commandez-lui de me parler, car j'ai besoin de vous !"

Tobias avait fait le vide dans son esprit pour le remplir de ses prières. Le prêtre ferma les yeux, fit le silence autant qu'il le put dans sa cervelle agitée, et se focalisa sur sa mission : le retrouver. Les minutes s'écoulaient, et le prêtre ne bougeait pas, ne frémissait pas, fouillant au plus profond de lui-même pour trouver cette Voix qui persistait à se faire élusive.

Il le sentait, au fond de lui, ce pouvoir qu'il ne parvenait pas à atteindre. Ce potentiel dont il avait été doté, pour aider ceux qui croisaient sa route, pour changer leur destin, il était là, si proche, et si loin. Si proche... et si loin... Il fallait qu'il le retrouve. Il devait le retrouver. Peu importe le prix qu'il aurait à payer. Il devait... Il devait...

Lève-toi.

La Voix résonna si fort dans son crâne que Tobias laissa échapper un gémissement, son crâne pris dans un véritable étau. Il ouvrit finalement les yeux, pour voir du sang, son sang couler par gouttes de son nez et s'égarer sur le sol sacré de son église. Lève-toi !, clama-t-Elle, plus forte encore, et Tobias crispa ses mains sur ses tempes, la douleur se faisant migraine. Se lever... Il devait se lever...

La Voix l'avait trouvé. Elle savait où il était. Et Elle voulait que le prêtre s'y rende. Tout de suite. Immédiatement. Les mots se répétaient encore et encore dans sa tête, toujours plus insistants, toujours plus autoritaires, et Tobias avait beau savoir qu'il devait avertir le persécuteur, l'attendre pour intervenir, il lui devenait de plus en plus dur de Lui résister. Tobias était guidé par quelque chose de plus fort que lui, cette Voix qu'il avait forcé à parler et qui, à présent, répondait à son appel avec une force irrésistible, une commande qu'il ne pouvait désobéir.

Ses doigts trouvèrent tout juste la force d'envoyer un court message à Ángel, son esprit réalisant à peine que près de quarante minutes s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté le persécuteur :

Je sais où il est.

Un pas après l'autre, son corps fébrile guidé par cette Voix impérieuse vers son Destin, Tobias prit la route du lieu qui l'attendait. Vers la mission qui était sienne.

Tobias ne s'était jamais retrouvé jusqu'alors dans l'état dans lequel il était actuellement. Sa Voix l'avait toujours guidé sans le forcer sur tel ou tel chemin, lui laissant le choix de suivre ses instructions ou de l'ignorer. Le prêtre avait rarement opté pour la deuxième option, craignant les conséquences de sa décision, et le poids de la culpabilité qu'il devrait supporter s'il s'avérait que sa présence aurait pu aider quelqu'un d'une façon ou d'une autre.

Tobias n'avait pas cherché à forcer sa Voix à l'emmener quelque part, ou à lui faire rejoindre une personne en particulier. Il n'était pas même sûr d'être capable d'une prouesse pareille. C'était le désespoir qui l'avait poussé à chercher ce pouvoir jusqu'au plus profond de son être... et à le trouver. Mais la Voix qu'il avait extirpé de ses entrailles n'était pas prête de se taire ou de le laisser en paix. Les mots résonnaient dans son crâne au point d'éloigner toute pensée, le rendant vaisseau obéissant d'une volonté supérieure à la sienne.

Si Ángel n'était pas arrivé à temps pour l'intercepter, Tobias aurait probablement pris la route seul jusqu'à son destin, en dépit de ses précédentes promesses. La voix du persécuteur peinait à lui parvenir, les sens du prêtre envahis par le ton impérieux de sa propre Voix. Il n'avait pas cherché à essuyer le sang qui coulait de son nez, comme s'il ne pouvait plus sentir ce corps qu'il n'était plus même certain d'habiter actuellement.

Chaque seconde pendant laquelle Tobias ne se dirigeait pas vers son objectif était une torture. Un gémissement douloureux s'extirpa de ses lèvres, et le prêtre repoussa d'un geste brusque le toucher prévenant d'Ángel, avant d'être obligé de se rattraper à l'homme, son corps malmené peinant à le maintenir debout. Tobias avait la sensation que sa Voix cherchait à le punir de l'affront qu'il avait commis, en tentant de la soumettre ainsi à sa volonté, comme s'il savait, lui, modeste mutant, ce que le Destin devrait avoir en réserve pour lui.

Le regard que Tobias posa sur Ángel était hanté, habité par cette Voix qui, jusqu'alors guide bénévolent, se faisait Maîtresse, le tirant violemment vers le chemin qu'il avait cherché à rejoindre, qu'importe les conséquences. Trouver les mots au travers de Ses commandes était une épreuve, et plus encore de ne pas simplement repousser le persécuteur pour ramper, s'il le fallait, vers sa destination :

"Il... Il... Par-là."

Tobias pointa du doigt vers une direction, son autre main crispée aux vêtements d'Ángel, murmurant entre deux gémissements douloureux :

"Il faut y aller. Maintenant. Elle... Elle me dit de m'y rendre. Il faut... Il faut..."

Les mots de Tobias se coincèrent dans sa gorge, et ce fut dans un état pleinement second qu'il commença à marmonner la direction à prendre, comme si la Voix comprenait finalement qu'elle dépendait de l'aide d'Ángel pour atteindre son objectif. A n'importe quel prix. Les mots se répétaient avec frénésie, la Voix se faisant de plus en plus impérieuse pour les diriger là où ils devaient se rendre.

Leur destin les attendait dans un bâtiment désaffecté, à la frontière entre Bronx et Manhattan. Ce qu'ils y trouveraient, toutefois, Tobias n'en avait pas la moindre idée...

Tobias n'avait pas pleinement conscience du temps qui passait, ou de ce qui pouvait se dérouler autour de lui. Il n'avait pas cherché à lutter lorsque le persécuteur l'avait aidé à s'asseoir dans sa voiture, comme si la Voix comprenait que tout ce qui se passait actuellement lui permettrait de rejoindre sa destination plus rapidement. Les mots glissaient sur ses lèvres sans qu'il ne les assimile, ignorant de ce qu'il pouvait dire, ne réalisant pas pleinement l'état dans lequel il se trouvait ou l'inquiétude qu'il suscitait chez Ángel.

Le paysage défilait sous les yeux de Tobias. Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient, les pensées du prêtre s'éclaircissaient, le poids sur son âme et ses épaules s'allégeant progressivement. Faire appel consciemment à sa Voix était une véritable épreuve pour son corps et son être, comme si Tobias franchissait un interdit en tentant d'influer le destin par lui-même. Si la Voix ne s'était pas manifestée à lui naturellement pour le mener jusqu'à sa destination, c'était parce que Tobias n'était supposé y être. Quoi qu'il puisse se passer, les choses étaient censées se dérouler d'une certaine façon.

En influant sur ce destin qui devrait être inaltéré, Tobias s'octroyait la responsabilité d'un Dieu. Et aucun humain ou mutant n'était supposé disposer d'un tel pouvoir. Tobias en payait donc le prix actuellement. Et peut-être le paierait-il davantage encore à leur arrivée... Arrivée qui se fit bien plus tôt qu'il ne l'avait prévu, le véhicule s'arrêtant devant un bâtiment auquel Tobias n'était absolument pas familier. Il savait, pourtant, que c'était là qu'ils étaient supposés se rendre.

Tobias reprit pleinement le contrôle de son corps et de ses pensées, inspirant profondément. Il essuya maladroitement le sang à moitié séché qu'il avait précédemment laissé couler, alors incapable de s'en préoccuper. Il battit des paupières, s'efforçant de chasser la confusion qui l'habitait actuellement, prenant alors conscience des paroles du persécuteur à son égard et de ce qu'il préparait sous ses yeux. Ses armes.

Inspirer. Expirer. Tobias n'était pas certain du rôle qu'il aurait à jouer dans cette histoire, mais il savait qu'il n'avait pas l'intention de rester en retrait, laissant Ángel tirer sur son fidèle sans lui laisser la moindre chance de revenir sur ses actes. Il secoua doucement la tête, grimaçant devant un reste de migraine, la Voix continuant à lui souffler doucement où il devait se rendre pour trouver l'homme qu'ils cherchaient :

"Il... Je ne connais pas son pouvoir. Il..."

Tobias cherchait ses mots, focalisé sur l'idée qu'il ne pouvait pas permettre Ángel de partir au conflit sans lui. Le prêtre pressa ses yeux d'un geste nerveux, prenant à nouveau une longue inspiration. Vraiment, l'expérience était atrocement éprouvante. Tobias doutait avoir la force de manifester ce pouvoir régulièrement. Ce qu'il ne souhaitait aucunement. Influer sur le destin de cette manière ne devait pas devenir une habitude...

"Je sais exactement où il se trouve. Je... Je peux le distraire, pour vous permettre d'appréhender pleinement la situation et de l'arrêter. Il ne s'en prendra pas à moi."

Tobias n'avait aucune certitude à ce sujet. Mais il savait qu'il n'était pas là pour rester assis dans la voiture et attendre qu'Ángel neutralise son fidèle, sans compassion aucune. Il avait son rôle à jouer. D'une manière ou d'une autre.

Tobias se releva difficilement. Aussi épuisé était-il, il lui était plus aisé de tenir debout sur ses deux jambes, à présent que la Voix s'était atténuée et cessait de le torturer. Il pouvait marcher seul.

"S'il vous plaît, faites-moi confiance. Suivez-moi discrètement, et assurez-vous qu'il ne vous voit pas. J'attirerai son attention, et... et nous pourrons résoudre la situation."

Tobias ne voulait pas d'un bain de sang. D'un côté comme de l'autre. Il voulait croire que, même s'il n'avait pas réussi à atteindre son fidèle dans l'intimité du confessionnal, il pouvait au moins s'assurer que cette situation ne finirait pas tragiquement. Qu'il parvienne à le convaincre ou qu'il réussisse à distraire le mutant suffisamment pour qu'Ángel l'appréhende sans avoir à le tuer.

Tobias mentirait s'il affirmait qu'il n'avait pas peur. Le prêtre était terrifié par la situation, tout ce qui les avait menés jusqu'ici, et ce qui se trouvait jeu. Jamais il n'avait eu affaire à un péril pareil. Sa conscience était tout autant torturée, Tobias se retrouvant forcé à aller à l'encontre de ses principes, en tant que prêtre comme en tant que mutant, dans l'espoir de sauver une vie.

Pourtant, quel choix avait-il ? Ne rien faire était exclu d'avance, et si son pouvoir ne l'avait pas guidé vers ce destin sur le point de basculer, Tobias n'avait pas souhaité pour autant rester les bras ballants devant ce qui était supposément inévitable. Et à présent, ils étaient là tous deux, Ángel Vidal et Tobias Grant. Le persécuteur et le prêtre mutant. Un duo invraisemblable, mais qui pourrait bien être la clé pour résoudre cette sordide affaire...

Ángel était visiblement tout aussi dépassé que lui, même s'il avait l'avantage de l'expérience du terrain qui lui permettait de garder son sang-froid. Tobias ne put s'empêcher d'étirer un sourire nerveux lorsque l'homme lui fit savoir qu'il n'avait pas l'habitude de foncer tête baissée et d'improviser. C'était pratiquement le motto de Tobias...

"Vous avez de la chance. J'ai passé ma vie à foncer tête baissée et à improviser. Et je suis toujours en vie aujourd'hui."

Le sourire de Tobias avait tremblé, mais le prêtre parvint à garder sa fébrilité sous contrôle, se focalisant sur la Voix qui résonnait dans sa tête. Ángel le pensait fou, mais il décida néanmoins de lui faire confiance. Parce qu'il n'avait pas d'autre choix. Parce qu'il était là pour sauver une vie, tout comme Tobias. Même si le prêtre espérait également pouvoir sauver son fidèle, porté par sa foi tout autant que sa naïveté.

Tobias se signa brièvement et effleura sa croix sous sa chemise morcelée de taches sanguines, avant de se décider à avancer d'un pas légèrement chancelant, suivant le chemin que lui indiquait la Voix. Elle sonnait si différemment, aujourd'hui, bien plus impérieuse qu'elle ne l'était généralement, et le convainquait davantage à chaque instant que Tobias avait joué avec des forces qu'il ne maîtrisait pas. Il aurait le temps de s'en inquiéter davantage.

Enfin, la Voix se tut, et Tobias sut qu'il était arrivé à destination, avant même de le voir. De les voir. Son fidèle, un homme d'une cinquantaine d'années grisonnant, et sa cible, un homme un peu plus jeune assis au sol, sans restrictions apparentes. Tobias résista l'envie de jeter un œil derrière lui, avant de signaler sa présence, appelant son fidèle d'une voix légèrement tremblante :

"Richard !"

Son fidèle se retourna, et l'homme qu'il avait pour cible se releva rapidement, trop rapidement. Son visage laissait deviner une profonde panique, mais il n'esquissait pas le moindre geste, tandis que Richard accueillait le prêtre avec un sourire ravi, un enthousiasme ô combien déplacé pour la situation :

"Mon père ! J'ai bien failli ne pas vous reconnaître. Et je vous ai presque attendu."

Tobias eut à peine le temps de souffler un "Attendu ?" perplexe avant que son fidèle ne tende le bras vers lui, doigts crispés. Le prêtre perdit alors le contrôle de son propre corps, et avança de quelques pas, avant de se figer sur place, dans une position aussi peu naturelle que confortable :

"Richard, qu'est-ce que...?"

Un geste, et Tobias se retrouva forcé au mutisme, alors que le mutant souriait à pleines dents :

"Je vous attendais, mon père. Je savais que vous ne pourriez résister, que votre Voix vous guiderait ici. Vous êtes exactement là où je souhaite que vous soyez."

Un autre geste, et les lèvres de Tobias se descellèrent, permettant au prêtre de s'exprimer d'une voix qui se faisait suppliante :

"Richard, quoi que vous ayez prévu de faire, vous pouvez encore tout arrêter. Laissez-le partir, et... et... et discutons de tout cela. Il n'est pas encore trop tard pour..."

Les mots du prêtre se turent dans sa gorge, alors qu'il se retrouvait violemment forcé de s'agenouiller, son corps rencontrant le sol avec brutalité. L'expression de son fidèle s'était faite glaciale, tandis qu'il rétorquait d'une voix déterminée :

"Trop tard. On m'a tout pris. Mon travail. Ma famille. Ma dignité. Bien sûr qu'il est trop tard, mon père ! Mais je peux agir pour les miens. Tracer un nouveau chemin. Grâce à vous, mon père."

Un geste, et l'homme que Richard tenait en otage se mit en mouvement, jusqu'à se retrouver à quelques pas du prêtre agenouillé. Un autre geste, et l'homme sortait de sa veste une arme, pour la braquer directement sur Tobias, suppliant à répétition pour que le mutant ne l'oblige pas à faire ça. Le prêtre ne parvint pas même à laisser échapper le moindre son, sursautant lorsque le canon froid de l'arme se posa sur son front.

Tobias avait entendu dire qu'on voyait toute sa vie défiler à l'approche de la mort. Mais il n'y avait rien pour lui. Rien, sinon une peur soudaine, viscérale, dépossédé du contrôle de son propre corps, de son destin, à la merci d'une arme et d'un mutant qu'il avait espéré naïvement pouvoir faire changer :

"Vous êtes un symbole, mon père. En vous faisant tuer aussi lâchement par un humain, ils se soulèveront pour vous venger. Pour leur faire payer. Chaque révolution a besoin d'un martyr, mon père."

Il ne voulait pas mourir. Tobias était terrifié, paralysé, son souffle se faisant fébrile et hors de contrôle, alors qu'il parvenait à articuler :

"Je ne suis pas... Je... Richard..."

Il avait peur de mourir. Peur que son "fidèle" soit tué. Tobias n'avait aucun contrôle sur une situation qu'il avait pourtant provoqué, se croyant stupidement invincible, espérant toujours le meilleur de tout et de tout le monde. Et voilà où il se trouvait à présent. A genoux devant un humain qui s'apprêtait à le tuer, forcé dans cette situation tout autant qu'il l'était.

Tobias ferma les yeux, respiration hyperventilée, épaules secouées par des spasmes incontrôlés. Quelqu'un allait mourir aujourd'hui. Et Tobias n'avait rien su empêcher. Rien.

Nul bruit de déflagration ne résonna dans les oreilles de Tobias, lorsque l'humain qui le tenait en joue malgré lui fut désarmé. Ce fut un fort son métallique, ainsi que l'exclamation douloureuse de son captif involontaire, qui attira l'attention du prêtre, le poussant à ouvrir les yeux qu'il avait précédemment fermés, aspirant une soudaine bouffée d'air.

Des pensées et des pensées s'entrechoquèrent dans le crâne de Tobias, alors que la réalité actuelle de la situation prenait peu à peu sens. Son regard se posa sur l'arme inutilisable, expertement retirée des mains de l'homme qui le tenait en joue, avant de revenir au mutant qui les contrôlait tous deux, lorsque ce dernier hurla à son tour de douleur. Il fallut plusieurs secondes au prêtre pour comprendre qu'il avait à nouveau le contrôle de son corps, tremblant de toutes parts, agenouillé au sol, la respiration follement emballée.

Lorsque son cerveau lui envoya enfin cette information, Tobias laissa son instinct le guider, et ce fut tout naturellement qu'il chercha à se lever pour rejoindre Richard, se tordant de douleur au sol, incapable de se focaliser suffisamment pour faire usage de son pouvoir. Il essaya, en voyant le prêtre approcher d'un pas vacillant, mais Tobias ne ressentit guère plus qu'une légère pression, qu'il n'eut aucun mal à balayer.

Ses jambes ne tinrent le coup que pour lui permettre d'approcher l'homme, soufflant d'une voix qui laissait deviner la confusion tout autant que la peur qui continuaient de régner actuellement dans son esprit :

"Ca va aller..."

Non. Non, c'était un mensonge. Rien ne pouvait aller. Tobias... Tobias s'était cru au-dessus de son propre Dieu, et cela avait failli lui coûter la vie. Il n'avait pas su raisonner l'homme, il n'avait pas été en mesure de protéger son otage de cette expérience traumatisante, et il... il aurait pu mourir. Et peut-être déclencher une véritable guerre en son nom, prêtre martyr prêchant l'amour de son prochain, tué par un "vil" être humain.

Richard vociférait des insultes entre ses gémissements, mais Tobias ne parvenait pas à donner sens à ses mots, focalisé sur la blessure à la cuisse de son fidèle, ne pouvant s'empêcher qu'il aurait pu être le récipient d'une balle comme celle-ci, en pleine tête, si Ángel n'avait pas été là pour le sauver. Ángel... Ángel, où était-il, où se trouvait-il ? Tobias renifla, posant ses mains tremblantes sur la plaie pour essayer de l'aider, pour l'empêcher de se vider de son sang, incapable de réfléchir de manière cohérente à la situation.

"Ca va aller. Vous... Un médecin s'occupera de vous. Et... Et..."

Les mots de Tobias moururent dans sa gorge, et Richard laissa échapper un rire qui tira sur le gémissement, soufflant avec peine :

"Et je vais être arrêté. Et rien ne va changer, mon père. Vous... ugh... Vivant, vous ne servez à rien. Vous ne pouvez sauver personne."

Les oreilles de Tobias bourdonnaient, ses mains couvertes d'un sang qui n'était pas le sien. Les mots de Richard résonnèrent dans son crâne, tel un avertissement venu des cieux eux-mêmes, alors que Tobias s'était persuadé qu'il pouvait tout changer. Qu'il pouvait modifier le Destin, et sauver le monde entier. Mais il ne le pouvait pas. Et essayer... Essayer ne ferait qu'empirer les choses.

"Je ne peux pas vous sauver."

Un sanglot secoua Tobias, et les larmes coulèrent le long de ses joues, alors que, aveugle à ce qui se jouait autour de lui, ses émotions éclataient enfin pleinement, toute cette anxiété contenue, cette peur, ce doute, et, enfin, ce désespoir né de son incapacité à secourir son prochain, à permettre à Richard de ne pas faire le mauvais choix.

"Je suis désolé..."

Il répéta ces mots dans un long gémissement, ne sachant plus auprès de qui il s'excusait. Auprès de Richard, qu'il n'avait pas su sauver de ses noirceurs, et qui serait condamné pour celle-ci ? Auprès de l'humain qu'il avait enlevé pour atteindre Tobias ? Auprès d'Ángel, qui l'avait suivi dans son entreprise insensée et avait tout risqué pour l'aider ? Ou auprès de sa Voix, de son Dieu, pour s'être cru supérieur à eux, pour forcer Leur pouvoir alors qu'ils avaient refusé de le guider ?

"Désolé..."

Personne n'était mort aujourd'hui. Sinon l'espoir que nourrissait Tobias de pouvoir toujours aider son prochain. De réparer ce qui était brisé. Oh, quelle naïveté... Quelle stupidité. Tobias n'avait plus que ses yeux pour pleurer, et il pleurait, tremblant de tous ses membres, s'évertuant encore à tenter d'aider Richard, en sachant pertinemment qu'il ne pouvait pas le sauver. Qu'il avait échoué.

En une seconde, le monde semblait s'être effondré, et, pourtant, il continuait à tourner, impassible, alors que Tobias plongeait ses mains dans le sang, pressant sur la plaie pour empêcher son fidèle de saigner davantage. Pour essayer d'aider. C'était bien tout ce qu'il pouvait faire...

Les paroles d'Ángel effleurèrent à peine son attention, le prêtre étant trop focalisé sur sa tâche et les émotions virulentes et contradictoires qui le saisissaient jusqu'à la gorge. Il devait avoir l'air particulièrement pathétique, à trembler de tous ses membres, tentant d'appliquer une pression avec une force qu'il ne possédait pas, larmes et autres fluides corporels coulant librement sur son visage sans qu'il ne puisse ou ne cherche à les essuyer.

C'était là la dernière préoccupation de Tobias, les fondations de son monde intérieur écroulées, face à un échec qu'il ne pouvait pas se pardonner. Le prêtre payait le prix de son orgueil, péché capital. Il avait toujours pensé que le péché contre lequel il devait lutter le plus était la gourmandise, mais les pendules avaient été remises à l'heure. L'arrogance d'autrefois ne l'avait jamais réellement quitté. Il s'était cru plus fort que Dieu, plus fort que ce pouvoir qui l'avait accordé... Et se retrouvait avec du sang sur les mains.

Quand les persécuteurs arrivèrent pour prendre en charge Richard, et le mener à cette condamnation que Tobias n'avait pas su lui éviter, le prêtre resta agenouillé, essuyant finalement dans un geste réflexe ce visage couvert de pleurs, avant de laisser reposer ses mains jointes sur ses jambes, le corps toujours fébrile. Le regard de Tobias était fixe, focalisé sur un point qui était invisible à tous, y compris de lui-même, sonné par la réalité des faits et le poids des émotions que ses épaules ne parvenaient pas à supporter.

Une fois encore, Ángel lui parlait, et il fallut un instant pour que Tobias réalise ce qu'il venait de lui dire, et plus encore qu'il lui tendait le bras pour se lever. Le prêtre n'avait qu'une envie, et c'était de se recroqueviller sur lui-même jusqu'à ce que le reste du monde ne puisse plus l'atteindre. Ce monde pour lequel il ne pouvait rien faire. Il avait fait ce qu'il fallait, disait Ángel... Conneries.

Tobias laissa échapper un bruit entre rire et sanglot, avant de finalement prendre appui sur Ángel pour trouver la force de se relever. Vacillant sur ses jambes, il faillit retourner à terre lorsque ses yeux se focalisèrent malgré lui sur ses propres mains, cette sensation poisseuse demeurant sur ses doigts, quand bien même ne touchait-il plus cette plaie, comme un rappel constant du sort auquel il avait échappé, et de ce qu'avait subi son fidèle par sa faute.

Il ne pouvait cesser de les regarder, ses mains où le sang commençait déjà à sécher, doigts et paumes tremblants d'une peur que Tobias n'avait jamais eu à affronter jusqu'alors. Pas aussi intensément. Perdu dans ses pensées, le prêtre ne réalisa pas que, sans l'intervention d'Ángel, il aurait pu bien être embarqué à son tour, potentiel suspect dans cette morbide affaire, mutant se croyant au-dessus de Dieu et des pouvoirs qu'Il avait bien voulu lui accorder.

Il finit enfin par détacher ses yeux de ses mains lorsque Ángel Vidal s'adressa à nouveau à lui, laissant échapper un "Uh ?" perplexe dans un souffle, avant que le sens de ses mots ne le percute avec un léger retard. Ca va aller, lui demandait-il. Comme on pourrait le demander à quelqu'un qui venait de crever un pneu, ou tout autre événement aussi routinier, aussi normal. Ca va aller ? Un autre rire lui échappa pendant une brève seconde, suivie d'une réponse tout aussi abrupte que honnête :

"Non !"

Les événements ne cessaient de se répéter dans son crâne, et Tobias ne pouvait s'empêcher de se demander s'il les verrait éternellement se dérouler devant lui dès lors qu'il se retrouverait à fermer les yeux, prisonnier d'un film dont il était le spectateur tout autant que l'acteur.

"Je..."

Tobias ignorait que faire. Une part de lui ne rêvait que de se jeter sous la douche et de se laver de tout ce qui était passé, mais il n'était pas certain de le mériter, et plus encore si tout le savon du monde serait suffisant pour le nettoyer de ce qui était arrivé. De ses péchés et de leurs conséquences. Si Ángel n'avait pas été là pour faire son travail, Tobias serait mort. Et le sang sur ses mains serait celui de tous ceux qui auraient perdu la vie dans de nouvelles croisades insensées en son nom.

Tobias ignorait s'il était réellement aussi important que son fidèle le croyait être, mais il savait qu'il ne voulait jamais avoir à le découvrir. Et surtout pas de cette manière. Bon sang... Bon sang...

Il devrait retourner à son église. Remettre l'habit, trouver du confort dans ce rituel. Prier. Mais en était-il légitime ? Lui, dont les mains étaient trempées d'un sang qui avait été versé par sa faute ? Lui qui avait défié l'Eternel en prétendant savoir davantage que Lui où il devrait se trouver ? Lui qui n'avait pas su sauver l'âme de son fidèle et dont il avait failli être l'instrument de vengeance ? Pouvait-il seulement prier un Dieu qu'il avait méprisé l'espace d'un instant ?

"Tout homme orgueilleux est en horreur à l'Eternel."

Tobias renifla, terminant sa citation dans un murmure :

"Soyez-en certain. Il ne restera pas impuni."

Proverbes 16:5. L'orgueil, son véritable péché mortel, depuis tant d'années déjà. Cette arrogance qu'il pensait avoir apprivoisé, acceptant qu'il n'était pas Son messager, Son prophète. Naïveté... Stupide naïveté. Tobias tourna brièvement le regard vers Ángel, avant de baisser les yeux, soufflant d'une voix vacillante :

"Merci. Merci de nous avoir sauvés. D'avoir fait ce que je n'ai pas pu faire."

Tobias croisa les bras nerveusement, comme pour s'enlacer, ajoutant plus pour lui-même que pour Ángel :

"J'ai besoin d'un verre."

Ou deux. Ou trois. Ou peut-être une bouteille entière. Voire davantage.

Depuis leur première rencontre, Tobias avait refusé de considérer Ángel comme le monstre que certains de ses semblables pouvaient voir en lui. Sa mission était de chasser les mutants, et il était clair qu'il les avait en horreur, qu'ils aient ou non commis des actes répréhensibles pour mériter un tel jugement.

La haine naissait dans la douleur, c'était la conviction profonde de Tobias. Et même si leur relation n'avait pas évoluée dans les circonstances que le prêtre aurait souhaité, le persécuteur se montrait sous un nouveau jour à son sujet, aujourd'hui. Prévenant. Doux, même. Tobias était un mutant, mais la manière dont l'homme le traitait actuellement avait drastiquement changé par rapport à leur première rencontre. Et Tobias ne pouvait s'empêcher d'espérer qu'Ángel poursuive ce chemin. Même si ce rapprochement n'avait eu lieu que parce qu'ils avaient tous deux travaillé à appréhender un criminel. Un mutant, fidèle de l'église de Tobias Grant.

Le persécuteur le guida vers sa voiture, alors que Tobias était en proie à ses pensées, entre culpabilité et peur, le poids de tout ce qui s'était passé précédemment pesant lourdement sur ses épaules. Depuis qu'il avait pris conscience de sa mutation et avait décidé de la rendre publique, il savait que ce qu'il faisait, ce qu'il disait, avait un impact, mais il n'avait pas mesuré à quel point, et il n'avait certainement pas réalisé que sa mort pourrait également être plus importante, plus frappante, que tout ce qu'il pourrait accomplir dans sa vie...

S'il était mort, aujourd'hui, que se serait-il passé ? Si les dires de Richard étaient vrais, il aurait été le visage d'une révolution sanglante. De croisades meurtrières. Tobias n'avait jamais souhaité qu'il en soit ainsi. Il prêchait l'ouverture, l'acceptation, le partage. Pour lui, le changement ne pouvait se faire que par la compassion. La bonté entraînait la bonté, il en était intimement persuadé. Il n'avait pas songé à quel point son message pouvait être perverti. Qu'il puisse un jour entraîner cette haine qu'il rejetait de toutes ses forces.

Et il aurait été le seul à blâmer, si cela était arrivé. Tobias n'était pas supposé se trouver là, dans ce bâtiment désaffecté, où l'attendait Richard pour le piéger. Si sa Voix n'avait pas voulu le guider, il y avait définitivement une raison pour cela, et Tobias ne l'avait pas considéré une seule seconde, avant de forcer sa Voix à le guider où il voulait être. Il avait été profondément arrogant, et cela aurait pu tout leur coûter.

L'odeur de cigarette qui régnait dans le véhicule lui permettait de ne pas s'enfoncer trop profondément dans ses propres pensées, dont il ne pourrait rien tirer de bon. Tobias n'avait pas la force de parler, et ne trouvait pas non plus les mots pour le faire. Le regard tourné vers l'extérieur, presque recroquevillé sur son siège, ses tremblements atténués mais toujours persistants, Tobias Grant ne faisait vraiment pas un bon compagnon de route.

Mais Ángel n'en prit pas ombrage. Tobias n'avait pas pleinement réalisé qu'ils n'étaient pas arrêtés devant son église lorsque le persécuteur coupa le moteur, lui demandant de l'attendre. Tobias hocha muettement la tête à sa requête, perplexe, mais ayant malgré tout confiance en Ángel pour ne pas l'abandonner dans une ruelle peu avenante sans revenir. Ce qu'il finit par faire, avec un sac en papier contenant une bouteille d'alcool, certainement plus fort que ce que le prêtre pouvait consommer de temps à autre.

Tobias s'accorda à peine le temps de souffler un "Merci" à l'égard du persécuteur, avant de prendre sa première (longue) gorgée. L'alcool lui brûla la gorge, et réveilla ce corps dont il n'était pas certain d'avoir récupéré totalement le contrôle après ce qui s'était passé. Il grimaça après cette gorgée, son corps parcouru d'un rapide frisson, avant de tendre la bouteille à Ángel pour qu'il puisse à son tour se servir s'il le souhaitait. L'hygiène n'était pas vraiment au centre de ses préoccupations à cet instant...

"Je... Je pensais réellement pouvoir l'aider."

Et c'était sincère. C'était pour ça qu'il avait trouvé Ángel, et également pour cela qu'il avait insisté pour venir sur le lieu du potentiel crime, pour parler à Richard ouvertement. Il aurait pu laisser Ángel l'appréhender, et rester derrière. Mais il croyait naïvement pouvoir le sauver. Et c'était cette naïve arrogance qui aurait pu causer leur perte, bien au-delà de sa petite vie.

Une autre gorgée. Tobias dissimula brièvement son visage dans ses mains, pliant sous le poids de ses émotions, avant que ses doigts ne viennent chercher le confort de sa croix, seul lien physique dont il disposait actuellement avec sa religion, son devoir sacré. Il se sentait indigne de la toucher, lui qui avait tenté d'être plus encore que Dieu. Orgueil, l'ultime péché.

"Je n'ai jamais cherché à forcer la Voix à me guider. Elle m'a toujours placé là où je devais être, auprès de ceux et celles qui avaient besoin de moi. Je L'écoute, car elle sait mieux que moi ce qui doit être fait. Elle sait où je dois être. Et elle savait que je ne devrais pas être là. Mais..."

Mais il n'avait pas compris. Il n'avait pas voulu comprendre. La Voix ne voulait pas le mener là-bas, parce que sa présence aurait pu faire tant de mal. Causer tant de peine. Tobias n'était qu'un Homme, servant humblement le Dieu en lequel il croyait. Il n'était ni un Prophète ni un messager, et encore moins divin. Et pourtant, il avait agi en tant que tel, forçant ce qui n'était pas naturel à se produire.

"Est-ce que je suis seulement digne de porter l'habit ? De Le servir ? Je... Je ne veux plus jamais utiliser ce pouvoir. Forcer la Voix à m'emmener là où je ne dois pas être. C'est ce que j'ai fait aujourd'hui, et voyez ce qui aurait pu se passer. Je..."

Tobias prit une inspiration, ses yeux se remplissant à nouveau de larmes alors qu'il admettait, en toute vulnérabilité :

"Je ne veux pas être le visage de la haine. Ce n'est pas... moi. Le message que je veux passer, ou... ou le Dieu en qui j'ai foi. Et en essayant d'être Dieu, c'est ce qui aurait pu arriver."

Il n'avait pas su sauver son fidèle. Il n'avait fait qu'entretenir sa haine et était devenu sa cible. L'homme l'avait manipulé, et Tobias n'avait rien vu venir. Mais la Voix savait mieux, Dieu savait mieux, et Tobias n'avait écouté aucun d'entre eux. Orgueilleux. Stupide. Arrogant.

"Je suis désolé, Ángel."

Il n'était pas sûr de ce qu'il s'excusait. De ce qui s'était passé ? De ce monologue qu'il avait soudainement lâché sur l'homme, incapable de contrôler les mots qui sortaient de sa bouche ? De son orgueil ? De sa foi dont il n'était plus certain d'être digne à ce jour, face à un croyant qui n'avait pas foi en l'église de Tobias ? Ou peut-être tout cela à la fois.

La seule chose dont Tobias était certain, c'était à quel point il était perdu. Confus. Et combien il se sentait coupable pour ce qu'il s'était passé.

S'il avait été dans son état normal, Tobias aurait probablement réalisé qu'offrir de boire de l'alcool à son conducteur était une terrible idée. Mais le prêtre était encore sous le choc des événements, et s'il était définitivement plus articulé, il n'en restait pas moins perplexe et confus.

Contrairement à Ángel, Tobias n'était pas un habitué de ce genre de situations tendues. Il avait déjà été confronté à de la violence à son égard, en particulier lorsqu'il avait rendu sa mutation publique, mais jamais à cette intensité, et certainement pas avec ces enjeux-là. Plus encore que de mourir, Tobias était terrifié à l'idée que son décès puisse engendrer le conflit, voire une véritable guerre. L'homme qui prêchait paix et acceptation ne pouvait définitivement pas envisager que ce soit là le seul héritage qu'il laisserait de son passage sur Terre...

Le persécuteur avait accepté de le pardonner, et Tobias avait hoché la tête en guise de remerciement, soulagé de ne pas avoir à ajouter ce poids sur sa conscience déjà bien lourde. Il avait conscience d'avoir entraîné Ángel sur un terrain dangereux, et plus encore en débordant d'une folle assurance qui l'avait conduit à jouer les otages pour les desseins vicieux de son fidèle. Ils avaient eu beaucoup de chance, en réussissant à s'extirper de cette décision sans victime. Énormément de chance.

Ángel argua qu'ils avaient sauvé la vie de l'homme que Richard avait pris en otage en agissant de la sorte, et que cela ne pouvait pas être ignoré, en dépit de ce qu'ils avaient risqué. Tobias ne regrettait absolument pas le fait qu'ils aient sauvé la vie de cet humain, que son fidèle aurait probablement tué sans hésitation si le prêtre n'était pas tombé dans son piège. Mais cela n'excusait en rien l'arrogance indigne dont Tobias avait fait preuve. En se croyant au-dessus de ce que sa Voix prodiguait, et en se comportant comme s'il était invincible, Tobias avait inutilement risqué sa vie et celle de tant de personnes par la même occasion...

"J'aurais dû rester à l'écart, malgré tout. Je n'ai jamais eu à faire face à ce genre de situations auparavant. Je croyais réellement que quelques bonnes paroles pourraient suffire à lui faire changer d'avis."

Tobias eut un rire jaune, ses mains se crispant sur la bouteille :

"Quelle réussite. Il n'a jamais été aussi convaincu que la seule réponse qu'il pouvait offrir au reste du monde était faite de violence et de haine."

Et il était probable que rien ne pourrait lui faire changer d'avis, en particulier en se retrouvant confronté aux persécuteurs, aux autorités, et à leurs méthodes. Même s'il avait participé à sauver la vie d'un être humain, Tobias était focalisé sur l'amertume de l'échec, convaincu de ne pas avoir été à la hauteur pour les siens. Lui qui pourtant s'était cru au-dessus de tous...

La question d'Ángel le prit légèrement au dépourvu. Depuis qu'ils avaient trouvé Richard, la Voix ne s'était plus manifestée, ce qui avait manifestement soulagé la cervelle du prêtre et ses sens. Le guide doux auquel il s'était habitué était autrement plus insistant lorsque Tobias le forçait à se manifester.

Le prêtre eut un frisson à cette pensée, qu'il éloigna avec une dernière gorgée, avant d'éloigner la bouteille pour éviter de la consommer jusqu'à la dernière goutte, répondant alors à l'interrogation du persécuteur :

"Je ne l'entends pas. Elle... Elle ne se manifeste pas en permanence. Il se passe parfois plusieurs semaines sans qu'elle ne se fasse entendre. Mais lorsque cela arrive, je sais que je dois la suivre, et que je dois comprendre ses desseins. Si elle n'intervient parfois que pour donner le sourire à quelqu'un qui en a le besoin, elle m'a aussi conduit à sauver des vies. Et à condamner des gens par mon absence."

Des décennies plus tard, Tobias était toujours hanté par la personne qu'il n'avait pas suivi, la première fois que son don s'était manifesté, et son destin funeste. Personne dans son entourage n'avait réellement cherché à le détromper lorsqu'il s'était convaincu d'être fautif. Aux yeux de ses parents, spécifiquement de sa mère, Tobias avait reçu une commande divine, qu'il avait choisi d'ignorer. Il était donc responsable de ce qui était arrivé. La culpabilité ne l'avait jamais quitté, et l'accompagnait à chaque décision qu'il devait prendre.

"Elle me place là où je dois être. En la forçant à me guider, j'ai remis en cause le bien-fondé de ses interventions. Je me suis attribué un pouvoir divin qui ne devrait pas être mien, et nous aurions pu tous en payer le prix. Je refuse de risquer à nouveau cela. De risquer votre vie et celle d'autres personnes parce que je persiste à agir en faux prophète."

Si la Voix était vraiment une manière qu'avait Dieu de le guider, comme Il pouvait en mettre d'autres sur le bon chemin, Tobias ne pouvait plus jamais s'autoriser à aller à l'encontre de ses desseins. A forcer son intervention. Il n'était qu'un homme parmi tant d'autres. Vouloir être davantage était un péché. Un péché capital. Tobias eut un nouveau semblant de rire jaune, soufflant d'une voix penaude :

"Je suppose qu'il y a bien longtemps désormais que je n'ai pas fait confesse. J'espère simplement qu'Il me pardonnera. Comme vous l'avez fait."

Tobias étira un sourire maladroit sur ses lèvres, avant de poser brièvement sa main sur l'épaule d'Ángel, pour lui montrer son soutien :

"Vous êtes quelqu'un de bon, Ángel. Et si le destin veut que nous ne partagions jamais les mêmes idéaux, je n'en oublierai pas autant cela. Vous serez dans chacune de mes prières jusqu'à ce que la mort ne m'appelle."

Le prêtre était sincère. S'il ne pouvait approuver le métier et les préjugés d'Ángel, l'homme n'avait pas laissé leur discorde prendre le dessus sur le reste, et il avait suivi Tobias dans son escapade insensée, alors que rien ne l'obligeait à l'assister ou même à lui faire confiance. Ángel avait gagné son respect le plus profond, en dépit de tout. Et rien ne changerait cela.

Tobias eut un rire, plus sincère que les précédents, lorsqu'Ángel lui rappela qu'il lui avait dit de garder ses prières pour ceux qui en avaient davantage besoin. Non, vraiment, Tobias ne pouvait pas s'en empêcher. Pas après ce qu'Ángel avait fait. Pas après avoir montré l'étendue de son humanité, en suivant Tobias dans sa folle entreprise, et en épargnant la vie de Richard, en dépit des risques.

Tobias priait chaque jour pour de multiples personnes, et il tenait à ce qu'Ángel fasse partie de ses vœux pieux au quotidien. Ne serait-ce que pour l'encourager à continuer sur cette voie et espérer que, un jour, il voit la lumière, et cesse de considérer chaque mutant comme une potentielle menace...

"Vous ne prenez la place de personne, Ángel. J'ai largement le temps de prier pour vous, et je ne peux qu'espérer contribuer à vous apporter la grâce du Seigneur. Qu'Il vous guide dans vos heures les plus sombres, et vous baigne de Sa lumière."

C'était le moins que Tobias puisse faire pour le persécuteur, après ce qu'il avait fait. Oh, il y avait sûrement d'autres moyens pour le prêtre de lui exprimer sa gratitude, mais à cet instant précis, il ne savait que faire, sinon prier pour lui. Si Ángel cherchait refuge en son église, il le lui accorderait. S'il avait besoin d'une oreille pour l'écouter, d'une épaule pour le supporter, Tobias serait présent.

En dépit de ce profond sentiment positif qu'il éprouvait envers Ángel, le prêtre était on ne peut plus conscient de ce qui les divisait, et toute sa gratitude ne l'empêcherait pas de protéger ses fidèles si cela devait s'avérer nécessaire. Tobias pouvait accorder beaucoup de choses en guise de remerciements, mais le bien-être de sa congrégation n'en faisait pas partie, pas plus que leur sécurité. Mais Tobias ne voulait pas penser à cela, pour le moment. Ni à tout ce qui venait de se passer. Il souhaitait simplement trouver repos. Repos et pardon auprès de Dieu, pour son orgueil, pour ses erreurs.

Cette pensée suffit à le ramener pleinement à la réalité, à tout ce qui s'était déroulé, et son sourire naissant disparut, son regard s'assombrissant considérablement. Quel poids aurait réellement ses prières, lui qui avait péché si gravement ? Que pourrait-il seulement faire pour Ángel ? Qu'avait-il à lui apporter ? Et ses fidèles... Pourrait-il les protéger ? Lui qui n'avait pas même su convaincre Richard de baisser les armes, de revenir à la paix ?

"Je prierai pour vous. J'espère qu'Il m'entendra."

La voix de Tobias s'était faite tremblante à nouveau, emplie de doutes. Ángel avait raison. Il avait besoin d'une douche. Et... Et, même si c'était déraisonnable, il brûlait de finir cette bouteille et de noyer ses pensées un temps, pour ne plus s'y confronter. Pour oublier un instant le visage de Richard, ses paroles venimeuses, ce à quoi il avait failli contribuer par sa naïveté tout autant que son arrogance. Pour cesser de se torturer l'esprit avec ce qui avait été et ce qui aurait pu être.

Son regard se baissa brièvement sur sa chemise, couverte de taches carmines, et alors que le persécuteur terminait de le conduire jusqu'à lui, Tobias finit par demander, d'un ton qui laissait deviner un certain égarement :

"Ce sang, c'est... c'est le mien, n'est-ce pas ? Juste le mien ?"

Une part de Tobias craignait que son cerveau ne soit en train de lui jouer un tour. Qu'il n'ait imaginé ce dénouement miraculeux pour mieux se protéger de la vérité. Il avait besoin d'être rassuré, qu'on lui confirme que tout s'était résolu, même si ce n'était pas la conclusion idéale auquel il aspirait. Personne n'était mort, n'est-ce pas ? Personne ?

Tobias reprit la bouteille qu'il avait éloignée, la serrant contre son corps dans un geste maladroit. Il ouvrit la portière, son regard se posant brièvement sur Ángel avant de se fixer sur son église. Il se revoyait fouler de son pas le sol du lieu sacré, prendre place au confessionnal, entendre les mots de Richard, et ne pas savoir y répondre pour l'en dissuader. Il se rappelait du sang qu'il avait fait couler en faisant appel à ce pouvoir qu'il ne devait plus jamais utiliser. Un pouvoir qu'il avait utilisé devant Lui, contre toute raison. Tobias laissa échapper une expiration frêle et nerveuse, soufflant d'une petite voix :

"Qu'ai-je fait...?"

Il avait besoin d'être seul et, tout autant, il ressentait l'envie incontrôlable d'être réconforté. Il devait se laver, mais le faire effacerait ce qui s'était passé, et sans ces preuves tangibles de ce qui venait de se dérouler, Tobias n'était pas certain que sa cervelle ne lui jouerait pas d'autres tours. Le prêtre se retrouvait bloqué, confus sur le prochain pas à faire, souhaitant retenir Ángel tout autant que le repousser. Il finit par claquer la portière de la voiture, s'éloignant sans mot dire.

Le prêtre aurait le temps de regretter cette absence de politesse plus tard. Et il s'en excuserait certainement auprès d'Ángel lorsqu'ils se recroiseraient. Mais à cet instant précis, Tobias était hanté par ce qu'il avait vécu, et n'avait pas la place pour songer à autre chose qu'aux images qui défilaient dans son crâne. Ce qui avait été. Ce qui aurait pu être. Ce qui serait. Et, alors qu'il posait enfin le pied dans son appartement, Tobias se laissa tomber au sol, se recroquevillant, bouteille serrée contre son corps. Troublé d'une manière qu'aucun mot ne pouvait exprimer.

L'alcool aida. Un peu. Mais le prêtre ne trouva pas la force de se laver, ni même de se relever. Pas aujourd'hui, en tout cas. Pas dans les heures qui suivirent.