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Un démon est un ange triste qui a déguerpi de l'endroit sacré (Lawrence)

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Un démon est un ange triste qui a déguerpi de l'endroit sacré (Lawrence) Jo04


La nuit était presque tombée. Il était tard et il y avait de moins en moins de monde dans les rues, ce qui suggérait plus à Jake de sortir le bout de son nez des ombres du Bronx. Tout ce qu'il avait attendu été la fermeture des magasins ou des épiceries, voire même des restaurants. C'était à ce moment là que les gens sortaient leurs déchets parmi lesquels se trouvaient une multitude de choses encore consommables. Des choses neuves, bien emballées, jetées uniquement parce qu'il y avait un jour de péremption et encore. Alors qu'ils pouvaient largement tenir une semaine au moins. La société aimait gaspiller apparemment. Elle s'en moquait, elle pouvait se le permettre. Enfin, les sans abris tels que Jake n'allaient pas se plaindre. Ils récupéraient.

Jake attendit donc à l'angle d'une rue. Lorsque le bon moment fut venu, il passa dans l'impasse où traînait les bennes du magasin d'à côté. Il souleva le couvercle et commença à fouiller. Rien n'était agréable dans ce genre de manœuvre. Il se sentait comme un rat qui écumait la ville, le vautour qui survolait la savane à la recherche de carcasse déjà bien entamée. Mais les animaux, eux au moins, étaient satisfaits de leur sort. L'adolescent n'était pas certain de trouver de quoi le satisfaire. Cette rue n'avait pas beaucoup d'enseigne à son actif, et ce n'était pas le fleuriste d'à côté qui risquait d'avoir des bennes bien garnies.

De temps en temps, le jeune homme leva le nez de ses fouilles pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'âme qui vive. Même les gens avaient tendance à l'ignorer, le Bronx n'était pas le quartier le mieux fréquenté de la ville. Mais il était celui qui regorgeait le plus de zones un peu secrètes et difficiles d'accès où l'adolescent aimait se refugier pour être certain d'avoir la paix. Bien qu'il ne craignait pas l'obscurité, il avait hâte de trouver de quoi remplir son estomac avant de se faufiler dans une de ses planques histoire d'être certain de ne pas tomber sur des racailles du coin.



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C'était une nuit solitaire que Lawrence s'apprêtait à passer. Sa fille était aux abonnés absents (ce qui, à force, n'avait plus rien de surprenant) et sa femme devrait revenir le lendemain de sa visite auprès de sa famille. Lonnie avait insisté pour qu'elle ne se prive pas de cet instant, lui assurant qu'il était tout à fait en mesure de tenir la boutique en son absence, et qu'elle avait bien mérité ces quelques jours de repos.

L'homme avait gardé pour lui cette peur sans cesse croissante qui le saisissait, dès lors qu'Ethel et lui étaient séparés. Cette crainte incontrôlable de lui dire "au revoir" pour la dernière fois, de ne plus voir son sourire, ne plus entendre sa voix...

Les années passaient et s'accumulaient, et un jour viendrait où la canne d'Ethel ne serait plus suffisante pour lui permettre d'avancer. Où lui-même ne serait plus en mesure de tenir sur ses deux jambes. Qui partirait le premier ? Cette question le hantait, et plus encore à chaque moment qu'il passait éloigné d'elle. Mais Lonnie gardait cette crainte pour lui. Ethel n'avait pas besoin de s'inquiéter cela, en plus de tout le reste...

Lawrence était resté dans sa boutique plus longtemps que nécessaire, repoussant un peu plus ce moment où il devrait retourner dans son appartement et attendre le lendemain dans la solitude la plus totale. Le parfum des fleurs l'entourant, qu'il aimait tant d'habitude, lui paraissait suffoquant à cet instant. Le fleuriste s'extirpa donc hors de sa boutique, espérant que l'air frais parviendrait à éloigner brièvement ses névroses.

Une longue inspiration prise, Lonnie sursauta en entendant du bruit dans l'impasse qui bordait son magasin. La prudence voudrait qu'il n'y prête pas attention. Qu'il rentre dans sa fleuristerie, et prétende n'avoir rien entendu.

Mais Lonnie n'était pas de nature précautionneuse, et il avait désespérément besoin d'une distraction. Ce n'était pas comme s'il ne savait pas se défendre. Conservant vigilance et réflexes des vingt années qu'il avait passé en prison, Lawrence gardait en permanence sur lui un cran d'arrêt, et il savait exactement comment l'utiliser pour se préserver, si nécessaire.

Au fond, peut-être était-ce ce qu'il recherchait, alors qu'il prenait ses premiers pas dans la ruelle d'où provenait ce bruit. Un prétexte pour se battre. Pour laisser cette colère, qui avait toujours été sienne depuis la mort de sa fille, l'envahir et jaillir hors de tout contrôle... Mais la personne qui fouillait les poubelles de l'impasse ne lui évoquait pas une menace.

Lawrence sortit son téléphone portable, et l'utilisa d'une des seules manières qu'il était en mesure de le faire, la luminosité de l'écran éclairant faiblement les lieux et la silhouette de l'homme. Un inconnu qui semblait bien trop jeune pour errer de la sorte...

"Hey."

Lonnie avait posé sa voix, tentant de se rendre le moins menaçant possible. Il ne voulait pas faire fuir le gamin, qui qu'il puisse être. Il devait probablement être affamé... S'il avait toujours eu la chance d'avoir un toit au-dessus de sa tête, Lawrence avait lui-même connu la misère et les tourments de la faim. Une existence pauvre qui lui permettait, aujourd'hui, de faire preuve d'une profonde empathie envers ceux qui possédaient moins que lui.

"Tu dois crever de faim, p'tit. Je suis Lonnie, le fleuriste. Mon appart' est juste en-dessus de ma boutique. Je pourrais te faire un sandwich, et tu pourrais prendre une douche, si tu veux."

Ce serait un premier pas, déjà. S'il acceptait cette aide-là, peut-être qu'il serait prêt à accepter davantage par la suite... Un gamin aussi jeune ne devrait pas avoir à se débrouiller seul dans la rue pour survivre. C'était juste... inhumain.

"Qu'est-ce que t'en dis, kiddo ?"

La lumière de l'écran de son téléphone s'éteignit. Lawrence la ralluma rapidement, marmonnant entre ses dents :

"Foutue technologie."

Vraiment, il ne se ferait jamais à ces avancées modernes...

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Un démon est un ange triste qui a déguerpi de l'endroit sacré (Lawrence) Jo04


Fouiller les poubelles, c'était une activité répugnante pour beaucoup mais capitale pour les gens comme lui. Il se moquait bien des regards. Il n'était après tout qu'un gredin des rues. Peu importe, il vivait la vie qu’il n’avait pas le choix de mener et tant qu’il s’en sortait bien, il n’avait pas à se plaindre. Il devait bien avouer que cette vie lui offrait un léger parfum de liberté, il aurait pu avoir pire, nettement pire ! Et d'ailleurs, il avait déjà eu pire. Si jouer les chiens errants était le prix à payer pour ne plus souffrir, ou en tout cas souffrir moins qu'avant, alors il l'acceptait volontiers.

Alors qu'il farfouillait de ci de là, retenant le plus souvent sa respiration pour ne pas humer l'immonde odeur de déchets, qu'une silhouette apparu à l'entrée de la ruelle. La tête dans la benne, il n'avait pas fait attention, ni à la dite personne, ni à la lumière qui émanait de son téléphone. A vrai dire, l'adolescent ne réagit que lorsqu'il entendit le son de cette voix inconnue. Jake se redressa aussitôt, en même temps qu'une légère secousse eut lieu sous les pavés de la rue, et braqua son regard sur l'homme qui l'observait. Il retint son souffle comme si cela avait la capacité de le rendre invisible.

Le jeune homme demeura interdit un moment, incapable de quitter des yeux l'inconnu qui proposait pourtant si gentiment son aide. Il aurait pu avoir un monstre à cinq tête devant lui que sa réaction serait la même. Pourquoi avait-il fallu qu'il se fasse remarquer ? Pourquoi fallait-il que ça tombe sur lui ? Et pourquoi diable ne pouvait-il pas se maîtriser un peu ? A toujours se sentir traquer et mal vu, on finissait par en être constamment convaincu. De quoi pouvait-il se convaincre d'autre après ce qu'il avait fait ? Après ce qu'il avait vécu ? Dans ce monde, un bon mutant était un mutant mort. C'était sa seule certitude.

- N-Non, je...Euh...

Quitte à avoir un satané pouvoir en lui, pourquoi ne pas être celui de l'invisibilité ? Sa vie aurait été un palace. L'adolescent se recula de quelques pas, s'écartant de la benne. Il n'avait visiblement pas choisi le meilleur endroit où chercher. Ca lui apprendra à croire qu'il serait plus à l'abri à proximité d'un fleuriste qu'ailleurs.

- Allez-vous en...! ajouta t-il lorsque la lumière faible et artificielle revint auprès du vieil homme.

Enfin non, logiquement ce serait plutôt à lui de décamper. Ce pauvre homme habitait dans le secteur, c'était un peu gros de lui demander de quitter les lieux ! Des deux, l'intrus était bel et bien le plus jeune et certainement pas ce brave fleuriste.



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Parfois, Lonnie regrettait de ne pas être en mesure d'émettre une aura aussi rassurante que celle de sa femme. Ethel pouvait désarmer une grenade avec son sourire, tant elle savait se montrer douce et inoffensive. C'était pourtant loin d'être le cas. Lawrence avait été le témoin direct de ce que sa femme était en mesure de faire, en contrôlant ses fleurs.

Toujours était-il que, à ce moment-là, Lonnie avait essayé de convaincre le gamin qu'il ne représentait aucunement un danger pour lui, et qu'il avait douloureusement échoué. L'adolescent était visiblement effrayé et le suppliait de s'en aller. Comme si la conscience de Lawrence allait vraiment lui permettre d'abandonner le gamin à ses poubelles, sans lui donner au moins le minimum pour s'assurer qu'il vivrait un autre jour...

"Tu dois avoir une sacrée dalle pour fouiller ces poubelles. Et je suis désolé de te dire que tu vas pas y trouver grand-chose. Pas de notre part, en tout cas. Ma femme ne supporte pas le gaspillage."

Lawrence baissa le téléphone pour ne pas aveugler le pauvre garçon, restant campé sur ses positions. Il ne voulait pas effrayer le gamin en avançant vers lui, mais reculer ne lui offrirait pas non plus le bon message. Le fleuriste prit une profonde inspiration, cherchant ses mots pour inspirer la confiance du jeune inconnu. S'il avait eu le désir quelques minutes auparavant de se perdre dans une bagarre insensée, Lonnie ne souhaitait désormais que la possibilité d'apporter un peu de soulagement à cet adolescent que la vie semblait avoir durement piétiné.

"Ecoute, petit. Je te promets de n'appeler personne. Je me doute que, si t'es dans la rue, c'est que t'as pas envie de revenir auprès de quelque chose ou de quelqu'un. Mais tu vas pas tenir longtemps à faire les poubelles et à négliger ton hygiène. C'est un coup à choper une infection ou quoi."

Lawrence n'aimait pas jouer cette carte-là. Le gamin avait besoin d'un foyer, d'un système pour l'aider, mais Lonnie avait eu ses propres expériences avec ce que l'Etat avait à proposer aux gens comme eux, et il doutait que l'adolescent, surtout à son âge, trouverait réellement l'aide qu'il ait besoin. S'il était en-dessous de dix-huit ans, ils le garderaient quelques temps avant de le jeter à nouveau dans la rue. En-dessus, Lawrence n'était pas certain qu'ils bougeraient même le petit doigt...

Si les choses étaient suffisamment simples pour qu'un coup de fil résolve tous les problèmes de ce gamin, Lonnie n'aurait pas eu à passer toute sa propre enfance sous l'égide de ses parents, entouré de misère et de violence. La société avait évolué, mais pas assez. Pas assez pour que Lawrence puisse assurer, sans l'ombre d'un doute, que le gamin recevrait l'aide dont il aurait besoin s'il se fiait aux autorités... Lonnie ne leur accordait aucune confiance. Pas après ce qu'il avait vécu.

"Ma femme est allée voir sa famille, et ma fille est en train de traîner je-ne-sais-où. Crois-moi, tu me ferais une faveur si tu acceptais de rentrer le temps de manger un bout. J'aurais bien quelques vieilles affaires à te prêter aussi."

Peut-être que ce serait plus simple à accepter pour le gamin, s'il lui donnait l'impression qu'il était celui qui se montrait charitable en acceptant son offre. La peur n'était probablement pas le seul facteur qui le poussait à le rejeter. La fierté pouvait être une sacrée emmerdeuse, des fois...

"Ca te fera pas d'mal d'accepter une main tendue de temps en temps, tu sais ? Surtout de quelqu'un qui appellera pas les flics. On est pas vraiment potes, eux et moi."

C'était le moins qu'il puisse dire. Toutes ces années après sa sortie de prison, Lawrence continuait à se tendre dès qu'il se trouvait en présence des représentants de l'autorité. Comme s'ils n'attendaient qu'un faux mouvement de sa part pour sortir leur matraque et lui apprendre la vie...

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Le vieil homme face à lui était probablement inoffensif comme pas permis. Comme bon nombre de personnes dans cette ville, dans ce monde. Ce n'était pourtant pas cela qui rassurait Jake pour autant. Lui qui s'était toujours tenu à l'écart de tous. Lui pour qui un semblant de plaisir serait sans doute de se retrouver au milieu d'une île déserte jusqu'à la fin de ses jours. Cela faisait depuis combien de temps qu'il n'avait pas adressé la parole à quelqu'un ? Il ne saurait s'en souvenir. Sa vie se résumait à se taire. A se taire et à subir. Rien de plus. Rien d'autre.

Jake demeura muet aux paroles de l'homme qui déclara qu'il n'y avait rien susceptible d'être intéressant pour lui dans la benne dont l'adolescent s'était écarté. De quoi se mêlait-il donc ? Jake déglutit, mal à l'aise. Une partie de lui avait juste envie de décamper sans demander son reste et l'autre partie avait envie d'hurler pour faire décamper l'autre. Au fond, il ne demandait pas grand chose. Juste à ce qu'on l'ignore, à ce qu'on le laisse tranquille. Il avait attendu toute la sainte journée pour pouvoir sortir de son trou en se disant qu'il ne rencontrerait pas grand monde mais ce type avait tout fait basculer.

- Désolé...

Pourquoi s'excusait-il ? Même lui se sentit stupide de l'avoir fait.

- J'allais partir...J'allais partir...!

Quelques pas supplémentaires à reculons comme si le vieux fleuriste venait de le gronder pour ce qu'il avait fait -c'est à dire rien du tout !- Réaction possiblement étrange pour des yeux extérieurs mais tout ce qu'il y avait de plus normal pour Jake. Soumission, encore et toujours. Même si son père n'était plus là pour le coller au sol face contre terre, l'adolescent conservait ses réflexes acquis pour assurer au mieux sa sécurité.

- J'ai pas besoin de votre aide, parvint-il à articuler malgré tout.

Etait-il lâche ? Là était la question. Pour l'homme en face de lui, il devait paraître comme un véritable couard. Oh ça lui convenait ! Il ne niait pas sa peur, elle dominait sa vie après tout. Il n'allait pas faire semblant de ne pas craindre cet homme. Mais nier l'évidence, comme il venait de le faire, voilà ce qui était réellement stupide. Il s'était dit que, peut-être a t-il une chance de convaincre malgré tout l'inconnu. S'il y avait bien une chose qu'il savait encore, c'était qu'il ne pouvait faire confiance à personne. Ce genre de leçon s'apprenait bien lorsque l'on était confronté à soi-même.

- ...Rentrer...? répéta le jeune homme d'une voix étranglée comme si le fleuriste venait d'émettre l'idée la plus stupide du monde.

Mauvaise idée et Jake le savait très bien. La dernière maison dans laquelle il s'était trouvé s'était retrouvé à l'état de gravas. Avec deux corps quelques part en dessous. Aujourd'hui encore, il n'y avait que lorsqu'il pleuvait ou faisait vraiment froid qu'il se permettait une planque avec un toit au dessus de la tête. Il n'avait pas très envie que quelque chose s'écroule sur lui sous prétexte qu'il avait cauchemardé durant la nuit.

- Vous êtes une sorte de...de criminel ou quelque chose comme ça...? lança t-il aux dernières paroles de l'homme.

Ca sonnait très mal avec son boulot de fleuriste mais ce n'était pas un conflit entre l'homme et les forces de l'ordre qui allait rassurer le jeune adolescent même si cela pouvait lui assurer qu'il ne les prévienne pas.



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Lonnie laissa échapper un soupir attristé. Il avait l'impression d'essayer d'amadouer un animal blessé, et ce n'était pas quelque chose qu'il souhaitait penser à propos d'un gamin, à propos de n'importe qui. Passant sa main dans ses cheveux, essayant de trouver la meilleure manière d'agir, Lonnie répondit, tentant d'arrondir les angles et de prouver à l'adolescent qu'il n'avait rien à craindre de lui :

"T'excuses pas, p'tit. On fait tous ce qu'on peut pour survivre. 'M'est arrivé de faire les poubelles aussi, quand mes parents oubliaient que j'existais ou que je pouvais pas trouver quelques pièces ou quoi traînant dans le coin. Ma femme me sauvait souvent la vie, elle me gardait toujours de quoi manger. Un ange."

Lawrence étira un sourire attendri sur ses lèvres. Oh, il n'y avait pas assez de mots dans n'importe quel langage pour décrire à quel point il aimait Ethel Baker... Elle avait fait partie de sa vie depuis de nombreuses années et, même s'il ne regrettait pas l'action qui avait mené à cela, il songeait avec tristesse aux décades qu'il n'avait pas pu passer à ses côtés. Tant de temps perdu, à cause de l'intolérance des gens, à cause de son foutu père...

"T'as l'air maigre comme un clou. Tu fouilles les poubelles. Bien sûr que t'as b'soin d'aide, gamin. Et y a pas de honte à ça. Si tu veux tenir un peu plus longtemps dans cette existence, va falloir que tu t'empêches de repousser constamment les gens. Ou tu vas finir par crever de faim, de soif ou que sais-je encore, et si t'es encore plus malchanceux, ça risque de s'achever avec l'odeur d'une benne pour dernier souvenir."

La délicatesse, ce n'était pas vraiment la spécialité de Lonnie. L'homme pouvait être brut de décoffrage, s'exprimant trop directement, avec une franchise que beaucoup n'étaient pas prêts à encaisser. Il n'avait jamais été du genre à faire des manières ou à chercher à préserver indéfiniment ses interlocuteurs. A un moment, il fallait aussi savoir dire les choses telles qu'elles étaient...

Le gamin avait l'air terrifié à l'idée de rentrer chez lui. Lawrence n'avait pas moyen de savoir ce qui lui était arrivé, mais il se demandait si des gens avaient pu abuser de sa confiance, au point qu'il ne pouvait pas s'imaginer suivre un vieux fleuriste dans sa boutique pour se sustenter un minimum. C'était un comportement dangereux, qui le privait d'opportunités de trouver le confort dont il pouvait avoir besoin pour continuer à survivre.

"Si tu veux, oui, tu peux venir chez moi un moment. Manger un bout, prendre une douche, plus si t'en as envie. Si t'es pas confortable avec ça, je peux te sortir un sandwich et voir si je peux te trouver de quoi te débarbouiller un peu. Mais ce sera pas vraiment idéal."

Est-ce qu'il pouvait le convaincre d'accepter ne serait-ce que le minimum de sa part ? Lawrence espérait que cela soit le cas. Il avait les moyens de lui faciliter un peu la vie, même pour un court instant, et il détestait l'idée de ne pas pouvoir le faire.

Comme il s'y attendait, le gamin l'interrogea après sa remarque sur la police, lui demandant s'il était un criminel. Vaste question... Lawrence haussa rapidement les épaules, avant de lui offrir un semblant de réponse, sans rentrer dans les détails les plus sordides :

"J'ai fait mon temps. Quelqu'un qui me tient à cœur avait un secret à protéger, et j'ai fait ce qu'il fallait faire pour préserver ça. J'ai jamais trop aimé les flics, mais ça n'a pas arrangé les choses. Du coup, ce sera pas mon premier réflexe de les appeler, si quelqu'un a besoin d'aide ou quoi. Je pense pas qu'on peut compter sur eux, surtout si on sort de la marge."

Il ne ferait pas confiance aux flics pour aider sa femme ou sa fille. Leur mutation leur vaudrait d'être catalogués immédiatement comme dangers potentiels. Et lui était un ex-détenu, ce qui le rendait automatiquement suspicieux, qu'importe le contexte. Et il ne leur faisait pas non plus confiance pour soutenir ce gamin, même s'il ne connaissait pas son histoire.

"Alors ?"

Lonnie espérait que le petit ne persisterait pas à le repousser. Que pourrait-il dire pour le convaincre, s'il continuait à le rejeter ? Le fleuriste commençait à manquer d'arguments...

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L'animal blessé, le fleuriste n'en était pas bien loin. A la différence près que la blessure était intérieure, particulièrement bien enfouie quelque part. Ca n'avait rien de personnel avec cet homme, ni avec les gens en général. Mais pour Jake, plus il se tenait loin d'eux, mieux ça valait pour tout le monde. Pour lui comme pour eux d'ailleurs. L'homme se mit alors à lui conter qu'il avait déjà eu l'occasion de connaître ce genre de misère. L'adolescent lui prêta une oreille plutôt attentive, sans toutefois à nouveau lui apporter une réponse en retour. Il fronça cependant légèrement les sourcils lorsque le fleuriste reprit la parole et écarta de son visage une mèche de sa tignasse qui lui gâchait la vue.

- Mêlez-vous de vos affaires...! Je ne vous demande rien.

Il tourna le dos à l'homme. De toute façon ça ne servait plus à rien d'insister et ce n'était pas comme si, effectivement, cette benne avait de quoi le faire rester d'avantage dans cette rue. Il n'y avait rien d'intéressant à l'intérieur et puis, à présent qu'il avait été repéré, il n'avait plus qu'à ne pas s'attarder.

- Le monde ne s'en porterait pas plus mal de toute façon...marmonna t-il plus pour lui-même que pour l'homme en sujet du destin tragique que ce dernier venait de supposer s'il continuait sur cette voie.

L'homme lui avait proposé de passer à la maison. Une idée particulièrement absurde aux yeux de Jake mais évidemment, le vieil homme ne pouvait pas connaître les raisons d'une telle réticence. Et bien que ce type insistant commençait un tantinet chiant, Jake n'avait pas du tout envie de lui faire subir les assauts d'un pouvoir incontrôlé.

- Pourquoi vous faites-ça ?
questionna t-il finalement lorsque l'homme renouvela sa proposition allant même jusqu'à suggérer de lui-même apporter le nécessaire à l'extérieur.

Mais une question probablement plus importante arriva par la suite. A vrai dire, l'idée de se retrouver en face d'un potentiel criminel n'était pas non plus pour réjouir le jeune homme. Mais la réponse du fleuriste était atrocement vague. Tellement que l'adolescent ne sut quoi en penser. L'homme le ramena toutefois dans le présent, en quête de sa réponse pour sa dernière suggestion et l'adolescent ne répondit pas tout de suite. Ce ne fut qu'après un moment de réflexion qu'il reprit la parole :

- J'attendrais ici.



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Lonnie haussa un sourcil devant la réponse toujours aussi défensive du jeune homme, tout autant que par son choix de lui tourner le dos. Qui qu'il puisse être, le gamin était têtu, décidé à ne pas accepter la main qui lui était tendue, et à le rejeter de toutes ses forces. Lonnie ne chercha pas à le forcer à le regarder ou à lui faire quitter sa posture défensive. Cela ne ferait que l'éloigner davantage, il en avait parfaitement conscience. Au lieu de cela, il se contenta de dire, se frottant la nuque dans un geste réflexe, injectant dans sa voix un ton amusé :

"Tu me demandes de me mêler de mes affaires. Crois-moi, ce n'est pas rien."

Ce n'était pas entièrement une blague. Le garçon lui demandait basiquement d'ignorer la gravité de sa situation, et de continuer sa vie comme si de rien n'était. C'était au-dessus des forces de Lawrence. Il n'avait pas les moyens de changer l'existence du jeune homme, et il était à peu près certain qu'il ne le laisserait pas faire, mais Lonnie pouvait au moins utiliser ses maigres moyens pour lui permettre de vivre un peu plus longtemps. Lui faire comprendre qu'il n'était pas seul. Ne pas faire ça, cela reviendrait à être aussi égoïste que son père avait pu l'être. Et il s'était juré de ne jamais lui ressembler...

Lawrence tendit l'oreille face au marmonnement du jeune homme, et s'il n'entendit pas tous ses mots, Lonnie capta l'essence de ce qu'il venait de prononcer, et des souvenirs remontèrent à la surface. S'il avait toujours eu un toit au-dessus de sa tête, le fleuriste avait néanmoins connu certains des tréfonds dans lesquels le garçon s'était égaré. Il avait partagé des pensées similaires, nourries par des ténèbres qui paraissaient inextricables. S'il avait pu s'en sortir, c'était parce qu'Ethel lui avait tendu la main. Qu'elle avait cru en lui, envers et contre tous.

Il entrouvrit les lèvres pour dire quelque chose, mais le questionnement du gamin le détourna de ce sujet. Pourquoi faisait-il cela ? Intéressante question. Il y avait de quoi se la poser, face à son insistance. Un autre aurait probablement abandonné, peut-être même avant de chercher à communiquer avec le jeune homme... Mais pas Lonnie. Et ce n'était pas par grandeur d'âme, bonté, ou que savait-il encore. Non.

"Parce que quelqu'un l'a fait pour moi, et que je suis là aujourd'hui."

Il était vivant. Brisé par des années de souffrance, mais vivant. Et ça, c'était grâce à Ethel. A sa famille. A leurs enfants. Mais, en premier lieu, grâce au soutien inconditionnel de sa belle Ethel. Elle avait vu ce que d'autres avaient préféré ne pas déceler en lui. Elle avait cru qu'il pouvait devenir quelqu'un, en dépit de tout. Et il l'était devenu. Un mari. Un père. Un fleuriste. Plus que le délinquant que tout le monde voyait en lui. Plus que le détenu qu'il avait dû devenir, pour la préserver. Plus que tout cela.

"Une faveur, ça se retourne. Et si je l'fais pas, qui va le faire ?"

Lonnie haussa les épaules. Personne, sûrement. Ce qui rendait d'autant plus primordiale son intervention, ainsi que son insistance. Insistance face à laquelle le garçon finit par céder partiellement, acceptant qu'il ramène de l'intérieur ce qu'il pouvait. Lorsque le gamin lui déclara qu'il attendrait ici, Lonnie se contenta d'un bref "J'te fais confiance." avant de retourner aussi prestement que possible dans sa boutique.

Il monta l'escalier qui le menait vers leur modeste appartement, et s'empressa de préparer un sandwich pour le jeune homme, le déposant sur une assiette avec un accompagnement fruité. Ce fut la première chose qu'il tendit au gamin, avec une bouteille d'eau, avant de faire demi-tour pour chercher le reste, lui signalant qu'il revenait.

Réfléchissant rapidement, il remplit une bassine d'eau chaude, glissant un tube de gel douche/shampoing sous le bras, ainsi qu'une serviette. Ce fut avec une certaine lenteur qu'il descendit ses escaliers, et qu'il retourna auprès du jeune inconnu, déposant le tout en grimaçant douloureusement. Lawrence se laissa aller à s'asseoir, le souffle court, les muscles brûlants, marmonnant à l'adresse du gamin :

"J'peux pas t'amener la douche, mais c'est d'jà mieux que rien, hein ?"

De quoi se débarbouiller un minimum... Depuis combien de temps le jeune homme n'avait-il pas pu bénéficier de l'hygiène la plus basique ?



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C'était pourtant bien ce qu'il lui demandait. C'était même ce qu'il demandait au monde entier. Qu'on ne s'occupe pas de son cas. Il ne valait aucune peine, aucun effort. Il méritait de finir dans un caniveau, c'était sa seule certitude. C'était pourtant tellement facile de la part de la population d'ignorer ceux qui étaient dans le besoin. Jake faisait tout naturellement pour être discret et éviter d'attirer l'attention mais parfois, il n'avait vraiment pas besoin de faire d'efforts pour ça. Les gens ne voyaient que ce qui les arrangeait, les concernait ou éventuellement s'il y avait de quoi en faire une polémique débile.

- Dans ce cas, répondit l'adolescent dépité, si vous voulez vraiment m'aider, faites comme si je n'étais pas là.

Parce que les choses étaient beaucoup plus simples quand tout le monde agissait de la même manière. L'adolescent se permit néanmoins une question. Pour qu'il y ai autant d'insistance malgré ses rejets et ses refus, il sentait qu'il y avait quelque chose d'autre derrière qu'une simple question de générosité, ou même de pitié. Il ne s'attendait pas à changer d'avis suite à la réponse que le vieil homme pourrait lui apporter, toutefois ça restait une curiosité pour Jake. Quel intérêt cet inconnu pouvait trouver à lui forcer la main de la sorte ? A vouloir son bien comme s'il était concerné ?

Mais la réponse apportée par le fleuriste eut au moins le mérite de faire cogiter un peu le jeune homme, qui en vint à accepter un peu, mais juste un peu, de l'aide que ce dernier voulait tant offrir comme on avait pu le faire pour lui jadis. Une faveur, si ça se retournait, ça devrait se retourner à la personne concernée, pas à un inconnu de passage. Et surtout pas à quelqu'un qui n'avait rien fait pour mériter une telle faveur d'ailleurs. "Grosse erreur..." songea le jeune homme devant la confiance que lui portait le fleuriste. Même lui avait plus confiance en un caillou qu'en lui-même. Mais le départ de l'homme lui apportait au moins un soulagement. Il avait la paix jusqu'à son retour. Retour qu'il ne devrait peut-être pas attendre en fin de compte ?

Avant qu'il n'ait eut le temps de prendre une réelle décision ceci dit, l'homme était déjà de retour avec quelque chose. En dépit de l'assiette tendue, Jake conservait une distance déraisonnée et préféra attendre que l'homme reparte pour s'accaparer de ce qu'il avait ramené. Sitôt la bouteille d'eau en main, il ne perdit pas de temps pour dévisser le bouchon et boire de tout son saoul. De grandes gorgées s'écoulèrent dans son œsophage, étanchant sa soif. Il en fit de même avec le dit sandwich. Il mordit dedans. Quel goût ça avait ? Il s'en moquait bien. Il mâchait à peine. Maintenant il n'avait qu'un but : engloutir le plus possible de nourriture avant que, possiblement, quelque chose ne vienne troubler son repas.

Tout en achevant le repas qui n'avait pas fait long feu, s'attaquant aux fruits sans chercher à savoir si leur goût lui plaisait ou non, il suivit des yeux avec une attention certaine la progression de l'homme qui était revenu avec d'avantage de matériel, près à rajuster son périmètre de sécurité si ce dernier venait à enfreindre cette limite invisible fixée par l'adolescent. L'hygiène ? En vérité, c'était vraiment le cadet des soucis de Jake. Etre propre n'était pas une question de survie selon lui et il s'en était bien passé depuis tout ce temps. Il s'était même largement habitué à la crasse.

- Ce n'était pas vraiment nécessaire, se permit-il comme commentaire tout en scrutant un moment la bassine d'eau.



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Si le gamin disait vrai et qu'il l'aiderait en faisant comme s'il n'était pas là, le monde entier serait donc venu à son secours. Et, visiblement, cela ne lui avait pas vraiment réussi jusque là... Lonnie ignorait ce qui lui était arrivé, et il doutait que l'adolescent soit désireux de lui en confier davantage sur son passé, mais il n'était pas difficile de deviner que les personnes qui avaient pu lui être proches lui avaient été néfastes, d'une façon ou d'une autre.

Un profond sentiment d'injustice et d'impuissance envahit Lawrence à cette pensée. Il aurait aimé pouvoir faire plus que de donner de quoi manger et se nettoyer dans une allée peu ragoûtante. Mais il ne pouvait pas aller au-delà sans le consentement du petit, et il refusait de le confier contre son gré à un système en lequel Lonnie ne croyait absolument pas. Et Lawrence n'était malheureusement pas assez riche pour lui donner davantage...

Il avait à peine eu le temps de revenir avec la bassine d'eau et le tube de gel douche que le gamin avait achevé son sandwich et entamait ses fruits. Lonnie grimaça à ce constat, conscient que le petit à l'estomac probablement fragilisé par les privations risquait bien de rendre ce repas à un moment ou un autre. Quand il lui fit comprendre que ce qu'il avait apporté n'était pas nécessaire, Lonnie soupira, massant ses poignets endoloris par l'effort :

"L'hygiène, c'est plus important qu'tu le crois. Ca participe à ta santé, et s'il y a bien un truc que tu dois conserver le plus possible dans le genre de vie que tu mènes, c'est bien la santé."

Une bassine d'eau chaude et un tube de shampoing, c'était peu de choses, et Lonnie doutait que cela soit réellement suffisant pour permettre au gamin de faire plus que se débarbouiller. Mais c'était un début. Et, au-delà de l'aspect santé, l'hygiène avait d'autres vertus, moins tangibles...

"Ca fait partie de ta dignité. Pouvoir te sentir propre. Tu penses peut-être que c'est stupide, mais si tu n'essaies pas de faire ce que tu peux pour la conserver, cette dignité, personne ne te l'accordera. Et, pour tenir ici..."

Lonnie tapota son crâne de son index.

"C'est bien plus important que tu l'crois."

Pendant longtemps, c'était tout ce qu'il avait eu pour lui : sa dignité. C'était aussi ce qui lui permettait de tenir en prison, de ne pas céder à la peur, à ce climat oppressif, aux travers auxquels s'adonnaient ses codétenus. Sa putain de dignité.

Et c'était probablement tout ce qu'il lui resterait à nouveau, quand sa femme ne serait plus là, quand sa fille ne voudra plus de lui dans son monde. Une réalité qu'il ne pouvait pas envisager, et qui le poussa à crisper brièvement ses poings, avant de se focaliser sur autre chose, pour éloigner ces mauvaises pensées...

"J'aurais dû t'dire de prendre ton temps. A manger trop vite, tu risques de t'faire vomir. Et c'est pas l'idéal pour conserver la sensation d'un appétit comblé."

Il en savait quelque chose, même s'il n'avait probablement jamais autant souffert de la faim que le petit. Lonnie se rappelait de paquets de gâteaux donnés ou de sandwichs préparés par Ethel, avalés si vite que son estomac n'avait pu le supporter. Mauvaise idée.

"T'as encore la dalle ? Si j'te donne un truc, va falloir manger plus lentement que ça. Sinon, je peux pas vraiment te proposer des fringues propres à ta taille, mais je peux peut-être trouver un truc pas trop mauvais dans les affaires de ma fille. Vois ça comme un retour de karma. De temps en temps, tu mérites bien un truc correct dans ta vie, tu crois pas ?"

Du moins, c'était ainsi qu'il voyait les choses. Pour tous les malheurs qu'il avait traversé, Lonnie avait été béni par l'amour inconditionnel de sa femme, la naissance de ses deux filles, les moments qu'ils avaient pu passer ensemble... Pour lui, cela valait tout ce qu'il avait été obligé d'affronter. Et de loin.




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Cet homme en faisait déjà de trop selon Jake. De quoi se nourrir et se désaltérer aurait été largement suffisant. Déjà que l'adolescent ne lui avait rien demandé à la base, il pouvait aisément se satisfaire du peu que le fleuriste aurait bien voulu donner. Même si ce dernier n'aurait ramener qu'un bout de pain, ça l'aurait comblé. Ou en tout cas, ça aurait été largement le bienvenu dans son estomac. Estomac dont les cris silencieux avaient enfin pu être apaisé. Il n'avait sans doute pas été rempli de la meilleure des façons mais Jake avait toujours tenu à se hâter pour ce genre de choses. Tout et n'importe quoi pouvait arriver si vite et le priver de repas pour x ou y raison.

- Ma santé va bien, rétorqua le jeune homme en achevant ses fruits.

Et cette fois-ci, outre sa maigreur évidente, il ne se jetait pas dans le déni pour répondre à l'homme. Pas totalement en tout cas. Il avait noté une nette et non négligeable différence entre sa vie d'avant et maintenant. Et il en avait tiré ses conclusions. Autrefois il souffrait, blessé et apeuré. Aujourd'hui, si peur il pouvait toujours y avoir, au moins il ne subissait plus la méchanceté humaine. A condition de se tenir éloigné de la population.

- Franchement, la dignité est bien le cadet de mes soucis.

Et s'il en avait eu une un jour, ce dont il doutait, elle était plus là depuis bien longtemps. Il nia d'un signe de tête aux paroles suivantes de l'homme. Même si ce dernier lui aurait demandé d'y aller mollo, il ne l'aurait pas écouté. En voilà un qui ne s'était jamais fait faucher son trésor nourricier sous le nez. Parce que c'était assez frustrant d'être incapable de se défendre et défendre son dû d'autres voraces plus costauds.

- Ca va, j'ai l'habitude.

Suffisait de se poser dans un coin et de siester pendant deux heures et le tour était joué. C'est sûr qu'après un tel repas, ce n'était pas le moment d'aller courir un marathon. L'homme en vint à lui proposer des bricoles à se mettre sur le dos -et il comptait vraiment le vêtir avec des habits de sa fille ?-

- Non, répondit le jeune homme, clairement pas. Et ça, -il poussa du bout de sa semelle l'assiette laissée à terre-, c'est déjà de trop.



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Lawrence ne chercha pas même à s'empêcher de lever les yeux au ciel lorsque le jeune homme asséna que sa santé allait bien. Avec sa maigreur et le train de vie qu'il semblait mener, Lonnie doutait profondément de la sincérité de ses propos.

Et s'il les croyait vraiment, le gamin était probablement piégé dans un intense déni. Si la souffrance n'était pas encore là, elle se ferait bientôt compagne inséparable de voyage, jusqu'à ce qu'il ne reste du petit que des miettes de la personne qu'il avait pu être autrefois. La sensation d'impuissance saisit à nouveau Lonnie, et l'homme se crispa, marmonnant sans la moindre retenue :

"Elle va bien pour l'instant, ta santé. Ca va pas durer, si tu continues comme ça."

A refuser la vérité. A fuir toutes les mains tendues. L'opportunité pour un vrai repas, une douche, un refuge. La rue était impardonnable, impitoyable, et ne pas pouvoir y échapper, ne serait-ce qu'un instant, était un supplice. Une torture. Un jour viendrait où le petit n'arriverait plus à tenir sur ses deux jambes. A avancer. Et après ? Qu'est-ce qui l'attendrait, après ?

Lonnie se tâtait de plus en plus à essayer malgré tout de faire confiance à ce système qui le répugnait, mais il n'y parvenait pas. Il ne pouvait s'empêcher de se demander si le petit fuyait une famille vers lequel on le ramènerait inexorablement, si Lawrence décidait d'appeler les autorités. Une famille comme celle qui avait été la sienne, lorsque Lonnie n'était qu'un enfant. Une famille dont la justice n'avait jamais su le protéger.

Il soupira devant les demi-réponses du garçon, sa fausse nonchalance qui tenait plutôt de la résignation. S'il était dans cet état d'esprit, c'était probablement en partie parce qu'il avait négligé d'essayer de l'entretenir, cette dignité. A être traité comme un chien, on finissait par croire qu'on le méritait. Et Lonnie refusait de lui accorder cela.

Devant les dernières paroles de l'adolescent, et la manière dont il repoussa son assiette, Lonnie comprit qu'il devait changer de méthode. Se redressant tant bien que mal, Lawrence récupéra le plat maltraité par la semelle du garçon, soufflant dessus brièvement. Il posa ensuite le regard sur l'adolescent, lui assénant sans ambigüité :

"Si c'était vraiment de trop, tu l'aurais pas bouffé, ce sandwich."

La douceur s'était dissipée, laissant place à l'homme renforcé autant qu'aigri par les années de souffrance qui avaient été siennes. Le regard de Lonnie s'était considérablement durci, mais l'homme conservait ses distances, respectant malgré tout la bulle personnelle de l'adolescent. Le gamin ne voulait pas de sa gentillesse et de sa sympathie. Soit. Lonnie avait d'autres armes en réserve. Plus faciles d'accès. Plus naturelles pour l'ex-détenu au cœur forgé.

"Tu m'dis de faire comme si t'étais pas là, mais tu cherches même pas à te casser d'ici. Et tu dis que le monde se porterait pas plus mal sans toi, mais t'es toujours là."

Contradiction sur contradiction. Les choix du gamin ne s'accordaient pas avec ses paroles. Et Lonnie était persuadé qu'une part de lui espérait malgré tout cette aide qu'il se refusait à accepter ou à chercher.

Le fleuriste croisa les bras, dos contre le mur de l'allée. Son regard d'un bleu glacial fixait sans ciller le jeune homme, donnant l'impression qu'il pouvait le lire comme un livre ouvert.

"Moi, j'dis que c'est pas de trop. Et que tu sais que c'est pas de trop, mais que t'as peur d'accepter de l'aide. De l'aide dont t'as besoin. De l'aide dont t'as envie, au fond de toi. Pourquoi ?"

Pourquoi, là était toute la question... Le gamin était un mystère, jusqu'à son prénom que Lawrence ne connaissait toujours pas.

"T'as quelqu'un qui t'veut du mal ? Quelqu'un que t'as peur d'retrouver ?"

Une famille comme la sienne, peut-être. Lonnie pouvait compatir, mais il n'était plus d'humeur. Le gamin ne voulait pas de sa sympathie. Lawrence se montrerait donc aussi franc et direct qu'il peut généralement l'être. Quitte à aller trop loin.


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Jake haussa les épaules aux propos que l'homme marmonna dans sa barbe. S'il n'avait pas saisi mot pour mot ce qu'il venait de dire, l'adolescent avait néanmoins compris de quoi il s'agissait. Et en fin de compte, ça lui était bien égal au final. Il ne s'était jamais préoccupé de l'avenir et ce n'était pas maintenant que ça allait commencer. C'était lui que ça regardait au pire. Le jeune homme céda la place au fleuriste qui s'en vint récupérer son bien au sol. Jake préféra ne pas répondre aux paroles au ton plus rude de l'homme. Non, la nourriture n'était jamais de trop, mais l'attention portée oui.

Les paroles suivantes de l'homme ne permirent pas à Jake de répondre tout de suite. Non pas par doute suite aux propos révélés par le fleuriste mais uniquement parce que le changement de ton de ce dernier avait ramené son anxiété et qu'il n'osait tout simplement pas répondre.

- Oui...commença t-il d'une voix bien moins assurée que précédemment.

Ce n'était pas parce qu'il avait dit ça qu'il avait forcément des envies de suicide. Le monde se porterait mieux sans lui mais le garçon n'allait pas pour autant lui accorder ce plaisir en se laissant dépérir. Là oui, sinon il n'aurait pas mangé ce sandwich en effet. La mort pouvait cependant être attirante parfois. Elle avait l'avantage de régler tous les problèmes. Plus de peur. Plus de souffrance. La mort était séduisante aux yeux de l'adolescent. Mais comme pour tout le reste, il en avait sûrement trop peur pour essayer de la rejoindre. Même la main salvatrice de la Faucheuse, il la refusait.

- Non, vous faites erreur, répondit-il à l'homme qui avait pris ses aises dans la ruelle, sans toutefois chercher à croiser son regard.

Il serait sans doute plus clair pour Jake de demander à ce dernier de la fermer et de lui foutre la paix -une petite voix impatiente au fond de lui suggérait cette réponse- mais ce n'était clairement pas dans le tempérament du garçon. Le fleuriste insista avec de nouvelles questions. Questions auxquelles Jake ne répondit pas. L'homme n'avait pas tort sur un point : que faisait-il encore là ? Jake se permit alors d'adresser un regard à Lawrence avant de s'empresser de s'éloigner dans les ombres de la ruelle sans demander son reste.


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