the way home (dana)

Washington
mars 2020 - 2:36 p.m.

Elle va venir. Il le sait. Et il attend.
Il a déjà tout prévu. La table est réservée. Alors qu’ils ne réservent jamais de table ici. Sauf pour une seule personne. Elle. Il a fallu bricoler un petit écriteau qui dit “réservé”. Fait de ses propres mains, avec le matériel sur place. C’est la seule occasion pour laquelle cette pancarte est utilisée. Pas d’autres clients VIP dans l’établissement. L’écriteau est maintenant posé sur la table ronde. Une table à l’endroit parfait. Un peu à l'écart pour ne pas souffrir du brouhaha. Près d’une baie vitrée pour profiter du soleil. Loin de la porte afin d’échapper aux courants d’air. Dans le champ de vision de n’importe quel serveur posté au comptoir. L’emplacement parfait. Vraiment, s’il devait élire la meilleure table du Café, ce serait celle-ci. Sans aucun doute.

Même s'il use et abuse de ses pouvoirs de simple serveur, on ne lui a rien dit jusqu’à maintenant. De toute manière, ils savent, ses collègues. Ils ont vu le petit manège se jouer depuis des mois. Ils étaient aux premières loges des sourires, des regards, des conversations. Ils ont assisté à chaque nouvel acte. Même si chacun de ces chapitres étaient séparés de plusieurs jours, parfois plusieurs semaines. Ils n’ont jamais oublié. Tout comme Dana et Felix. Et ça continue encore. Ils n’en sont qu’au tout début. Aucune idée d’où cette relation va les mener. Mais Felix s’en fiche. Ce n’est pas le plus important. Alors, toujours ce rendez-vous informel au café dès qu’elle vient à Washington. Une obligation pour ne pas perdre une seconde de sa présence ici. Le temps est toujours compté. La date du prochain départ dans un coin de la tête, avec un compte à rebours. Profiter de chaque instant. Se concentrer sur la joie des retrouvailles. Encore et encore. Ne rien laisser d’autre gâcher le moment. Pas même Max, son collègue en service avec lui.

Pour des raisons évidentes de non-patience, il fuit. Felix se réfugie dans la cuisine. Gérant la vaisselle, propre ou sale. C’est soit ça, soit il doit subir les questions de Max qui sont une variation de ‘quand est-ce que Dana arrive ?’. Sa décision est prise : s’isoler dans l’arrière-boutique et gérer la vaisselle. Il prend même son temps. Mais à un moment, il faut accepter l’évidence : il a fait tout ce qu’il pouvait. Nettoyage de mains, essuyage sur un torchon qu’il balance ensuite sur son épaule. L’air satisfait, en pleine admiration de son œuvre. Tout est parfait. Rangé. Nettoyé. Ils sont parés pour une invasion de clients. “Mais qui voilà ? La cliente préférée de tout l’établissement, j’espère que tu laisseras un chouette pourboire parce que, ici, on a les serveurs les plus sexys de Washington.” La voix de Max lui arrive étouffée, mais il entend très bien et il se marre. L'ego de son collègue est tellement énorme qu'il s'entend de loin. Felix se dépêche de revenir dans la salle. Curieux de savoir à qui il parle. “Qui tu dragues comme ça, hein ?” qu'il balance. Aussitôt la phrase terminée, il croise le regard de Dana. Qui est face à un Max, les poings sur les hanches, les pectoraux bombés, le menton levé. Fier, le bougre. “Oh !” Il rejoint son collègue derrière le comptoir. Déjà une grimace furtive sur le visage. “Ne l’écoute pas, il a pris la grosse tête depuis qu’on l’a approché pour poser nu.” Il pose ses avant-bras sur le comptoir, un grand sourire aux lèvres. Qu’est-ce qu’elle lui a manqué. “Salut, toi.” Il se demande parfois s’il est fait pour les relations à distance. Puis, il se rappelle de celle qu’il a avec Dana et alors, il a sa réponse. Oui, il est fait pour. Rien que pour ces moments-là.

Max débarque, se colle à Felix. Épaule contre épaule. Limite s’il ne le bouscule pas en s’installant là. Il veut être au centre du champ de vision de Dana. Pas sur le côté. Pas légèrement décentré. Non, au centre. Incruste puissance mille. Le menton posé sur ses mains enlacées. Un vrai petit angelot maléfique. “Oui, salut, toi.” Élément perturbateur comme d’habitude. Qui vient gâcher toute l’intensité que Felix a essayé de mettre dans sa salutation. Il a juste l’air ridicule, maintenant. Super, bravo. Pas merci du tout. Les yeux de l’Américain dévient lentement, mais sûrement vers son collègue. Le regard qui a l’air de dire ‘je vais t’enfermer dans le frigo’. Est-ce qu’il risque quelque chose s’il le fait réellement ? Juste par curiosité. Il ne le fera pas, évidemment... Le regard revient sur Dana. Elle, l’avocate en Droit. La voix de la sagesse. La personne assez chanceuse pour ne pas passer ses journées avec Max. “Au secours.” qu’il supplie, en articulant silencieusement. Il a l’impression d’avoir un frère au travail. Sauf que c’est un collègue et qu’il est payé pour travailler avec. Un véritable enfer sur Terre. Au minimum !

Plus qu'une heure à tenir et ce sera la fin de son service. Une heure.
Une petite heure. Une toute petite heure.
Il ne va jamais survivre. À l'aide.

Apparition soudaine de Dana. À peine le temps de filer en cuisine qu’elle entre dans le Café. Là, avec son sourire et son rire, sa valise avec elle. Tout juste débarquée de l’aéroport. Une vision dont il ne se lasse pas à chaque fois. Avec son arrivée, la journée vient d’un coup de prendre un nouveau tournant. Un changement qui le ravit et lui accroche un sourire aux lèvres. À partir de maintenant, les prochaines minutes seront longues jusqu’à la fin de son service. Elles passeront lentement, au point qu’il se demandera si le temps ne s'est pas arrêté. C’est la règle du jeu. Il n’avait pas pu prendre sa journée. Au moins, il n’y a plus longtemps à patienter. Une heure. Une petite heure. C’est faisable, pas vrai ? En attendant, ils sont ici ensemble. Pas seuls. Max est là afin de s’assurer qu’ils ne l’oublient pas. Gamin qui aime rappeler sa présence de la manière la moins subtile et la moins agréable qui soit.

D'ailleurs, ce n’est pas l’amour fou entre Dana et Max. À moins que ce soit un amour unilatéral. Le serveur semble seul à apprécier le moment. L’Américaine, elle, marque un arrêt lorsqu'il s’incruste dans le tableau. Vient gâcher le tableau, plutôt. Il s’impose sans se poser de question. Il ne s’en rend pas compte. Trop heureux d’emmerder son monde. Felix aussi avait du mal au début. Il a fini par s’y habituer, tristement. Max a des qualités. Il faut creuser pour les voir. Elles sont cachées derrière ses conneries. Sans compter qu'il ne les dévoile qu’aux gens en qui il a confiance. Un long chemin à parcourir avant de se rendre compte qu’il peut être un bon soutien pour ses amis. Et des fois, comme aujourd’hui, Felix a besoin de souffler. C’est là que l’avocate entre en jeu. Elle trouve l’excuse parfaite afin de l’éloigner temporairement. Leur laissant quelques secondes de répit. C’est assez pour eux.

Max parti, Dana peut enfin s’approcher. Assez près afin que Felix entende son murmure. Son rire se mêle à celui de Dana. Gros Lourd Magazine. Max y est abonné, c’est certain. Poser pour ce magazine est un rêve pour lui. Felix grimace, en imaginant les poses que Max serait susceptible de prendre. “Quelque chose comme ça, ouais.” Il n’a pas hâte de se retrouver avec ce magazine entre les mains. Parce que Max le ramènera le jour de sa sortie. Ça aussi, Felix en est certain. Son collègue ne connaît pas la modestie. Toujours besoin de parler de ses expériences, toujours besoin d’édulcorer la réalité. Si ça se trouve, il a seulement été approché pour devenir mannequin de brochures de maisons de retraite. Ce ne serait pas étonnant.

Les doigts s’entremêlent, se serrent. Trop heureux de se retrouver, même à travers ce contact discret. Du pouce, il vient caresser le dos d’une de ses mains. Élan de tendresse pour Dana. Plus de temps passé à se parler au téléphone ou par message que de temps passé ensemble dans la même. Pourtant, les gestes sont naturels, instinctifs. C'est le genre de relation qui dépasserait totalement ses parents, s’ils étaient encore dans le paysage. Trop habitués à l’image classique et obsolète du couple traditionnel vivant sous le même toit avec des animaux de compagnie et des enfants. Ils seraient de toute façon effrayés qu'une humaine fréquente un mutant. Autant par l’idée qu’elle soit blessée, voire pire, que par l’idée qu’ils engendrent le fruit du démon. Qu’ils se rassurent, il n’y a aucun projet de grossesse ou d'agression.

Il tourne la tête vers Max. Le collègue est occupé à préparer de l’eau chaude, tout en maugréant. Il n’avait pas envie de travailler. Il est obligé à cause de Dana. Il va être encore plus insupportable. L’envie d’accepter la proposition de Dana n’en est que plus forte. “Hmm… tu crois ?” En train de peser le pour et le contre. Entre l’envie furieuse de passer du temps avec Dana plutôt que de perdre son temps ici. Mais il y a la nécessité de conserver son job. Aussi peu rémunéré soit-il, il a le mérite de payer les factures et de lui permettre de vivre, ce travail. Il repose son regard sur Dana. Aucun des deux n’a envie d’être là. Ils préféreraient profiter de la journée, loin du travail. Pour une fois qu’ils se voient. “Il me reste un peu moins d’une heure à bosser, je peux négocier pour qu’il me couvre.” Il y aura une contrepartie à un moment. Il y a toujours des contreparties avec Max. Il ne fait rien gratuitement. Ni gentiment. Il doit toujours obtenir quelque chose en retour. L’objectif est de négocier la chose la moins contraignante pour Felix. “Mais prends au moins le temps de te poser pour boire ton thé. Tu l'as bien mérité.” qu'il ajoute, un sourire aux lèvres. Il l’imagine sauter dans le premier taxi, aussitôt le pied posé à Washington afin de venir. Impatiente que les retrouvailles aient lieu. La valise à ses côtés le lui confirme. Elle n’a pas pris le temps de souffler. Qu’elle s’offre quelques minutes de répit.

Avant de se lancer dans une quelconque négociation, Felix a besoin de faire le plein de bonnes ondes. Il va les chercher auprès de Dana. Le voilà qui fait le tour du comptoir. Pour retrouver cette proximité que le meuble empêchait. Il attire l'avocate contre lui, l’enveloppe dans ses bras. “Je suis content que tu sois là.” Il se laisse porter par ce contact. Oublie l'environnement professionnel, omet même son collègue. Il se penche vers Dana, retrouve ses lèvres. Plus rien existe autour. Pas même Max. Même s’il anticipe une répartie graveleuse de la part de son collègue. Tant pis. Il n’arrivera pas à gâcher les retrouvailles. Mais il n’y a rien qui arrive. Sûrement trop occupé à préparer le thé préféré de Dana. Parce que Max a mémorisé le thé qu’elle a l’habitude de commander, à force qu’elle vienne. Il a quelques qualités, rappelez-vous. Felix, lui, se sépare à contre-coeur de Dana. Il récupère la valise et la tire jusqu’à la table réservée. Faudrait quand même qu’elle serve un peu, cette table. “Je te laisse t’installer, je te ramène un truc à manger.” Qu'elle se détende pendant qu’il ira supplier son collègue de un, ne pas le dénoncer ; deux, de travailler sans lui ; trois, de ne pas lui demander de cacher un cadavre en guise de retour de service.